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impertinent aussitôt qu’il a le dos tourné. Et puis, qu’est-ce que l’amour vient faire dans la vie de M. Lewisham ? Est-ce que M. Lewisham a le temps, le pouvoir, le droit d’aimer ? Le livre répond avec une verve amère, qui fera peut-être songer quelques lecteurs à la Vie de Bohême. Mais, au lieu de cette veulerie qui me dégoûte chez les héros de Murger, j’y trouve la force de réaction, l’élasticité morale de la jeunesse qui est vraiment jeune, ce que les Anglais appellent buoyancy : un beau mot qui n’existe pas dans notre langue.

Love and Mr Lewisham est-il une autobiographie et jusqu’à quel point ? Je ne cherche pas à le déterminer. À certains égards, M. Wells a été moins heureux que son héros : son mariage d’adolescent a été rompu par un divorce. Il n’a pas eu cette joie de partager le succès avec celle qui avait partagé l’épreuve et de pouvoir évoquer ensemble, en pleine prospérité et en pleine gloire, les heures de pénurie et d’obscurité, gaîment et bravement souffertes en commun. Quel triomphe eût valu cette joie ?

Sa vie était assurée par la boutique enseignante dont j’ai déjà parlé, mais ces sortes d’emplois ne mènent à rien : ce ne sont là que des abris temporaires où l’on se réfugie pour laisser passer l’averse. Il publia un manuel de biologie dont le succès fut médiocre. Encore quelques années dans ce milieu stérile, quelques années dévorées par le drudgery, c’est-à-dire par ce travail routinier et machinal où se sont dissoutes tant d’intelligences qui n’étaient pas doublées d’un caractère, et M. Wells se perdait dans l’immense et lamentable foule des ratés.


II

C’est alors qu’il écrivit ses premières nouvelles. Il eut d’autant moins de peine à trouver un débouché pour ses produits que le marché littéraire est très étendu en ce genre et que les short stories y font prime. On remarqua vite le nouvel écrivain, mais on ne vit d’abord en lui qu’un imitateur de Jules Verne et un élève de Kipling. Au début M. Wells n’eut pour lui ni les étudians des Universités, ni les femmes, c’est-à-dire aucune des deux fractions les plus importantes du public qui fait le succès des œuvres d’imagination. Il n’y avait pas d’amour dans ses récits ; la figure féminine y faisait presque complètement défaut. D’ailleurs