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lorsqu’il n’entendait point transiger, et il avait une façon péremptoire de dire : « C’est de la part de l’Angleterre, » qui indiquait la volonté irréductible d’un ministre dogmatique et hautain. On le regardait avec raison comme le tacticien de la mission anglaise : toujours prêt à l’attaque et à la défense, parlant avec abondance et beaucoup d’esprit un français assez incorrect, il suivait toutes les discussions dans les moindres détails, et tantôt ondoyant, tantôt inflexible, soutenait les escarmouches et les batailles en soldat infatigable. Tout en marquant à lord Beaconsfield la plus haute déférence, il agissait en ministre associé aux responsabilités du pouvoir et à la direction d’un parti.

C’est à ce titre qu’il entretenait avec M. de Bismarck et le comte Andrassy les relations intimes qui avaient préparé le Congrès, et même prenait l’initiative des mesures concertées entre les Cabinets de Londres, de Berlin et de Vienne. Ce fut lui qui proposa le système des deux Bulgaries et le mode d’administration de la Bosnie-Herzégovine. En dehors des négociations officielles, il avait le privilège des conversations délicates et insinuantes et des suggestions confidentielles qu’il jugeait opportunes. Je n’ai rien à dire de ces conférences, mais je dois rappeler, simplement d’après notre Livre Jaune, son dialogue avec M. Waddington au sujet de Tunis. Je ne sais pourquoi il a essayé plus tard d’en atténuer la portée, car il était pleinement dans son droit en cherchant à nous distraire de l’Egypte et du traité de Chypre par la perspective flatteuse d’une acquisition facile : son langage exprimait en ceci, comme toujours, la pensée de son gouvernement : « Faites là, disait-il, ce que vous jugerez convenable, et l’Angleterre acceptera vos décisions. » Je ne cite au surplus ce texte si clair que pour mieux faire voir combien, dans toutes les affaires capitales ou accessoires, lord Salisbury, sous le pavillon du premier ministre, exerçait dès lors librement son action sur l’ensemble des questions soumises ou non au Congrès et qui intéressaient de près ou de loin les combinaisons britanniques.

La représentation anglaise était heureusement complétée par le troisième plénipotentiaire, lord Odo Russell, ambassadeur à Berlin. Cet homme d’esprit, dégagé de préventions et de système, agréablement optimiste, avait des allures familières et enjouées : il parlait peu en séance, mais beaucoup au dehors, et quand l’austérité de lord Beaconsfield et les manèges de lord Salisbury