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envoyé, écrit de sa main, l’un de ses discours que de mon côté j’avais déjà résumé d’après mes notes, j’allai lui lire mon texte, et il ne me répondit qu’en déchirant son autographe.

En revanche, il ne dédaignait pas les succès oratoires et il avait le don des paroles émues et vibrantes. Je rappellerai seulement ici une séance où, à la fin d’un débat consacré à de tout autres objets, il prit la parole d’un air attendri, et, faisant appel à des sentimens communs à tous ses auditeurs, à leur admiration pour une lutte héroïque, proposa de transformer la passe de Chipka en un « glorieux cimetière » à jamais neutralisé. C’était, en réalité, traiter une question stratégique ; mais l’orateur avait enveloppé sa pensée de considérations si désintéressées et si touchantes, et se défendait si bien d’avoir en vue autre chose que le respect des sépultures, que l’opposition du plénipotentiaire ottoman parut d’abord presque inconvenante. L’assemblée, entraînée à demi par ce beau langage, eut besoin de se reprendre et de réfléchir pour se borner à une manifestation sympathique, tout en laissant dans le vague la réalisation d’un projet présenté avec tant d’art et d’éloquence.

À côté de lui, M. d’Oubril était un conseiller très fin et judicieux qui a eu plus d’influence qu’on ne le supposait sur l’harmonie et la tactique de la mission russe. Court et replet, d’humeur enjouée et bon vivant, mais instruit par une longue carrière, il manœuvrait avec beaucoup de tact entre le chancelier du Tsar et le comte Schouvalof, et plaisait à l’un comme à l’autre par sa déférence circonspecte et ses avertissemens discrets. Il était de plus fort agréable au personnel du Congrès qui trouvait chez lui une table justement renommée, le whist traditionnel et la libre causerie d’un cercle.

Outre ces trois représentans officiels, le Cabinet de Saint-Pétersbourg avait délégué à Berlin, sans l’accréditer au Congrès, le principal collaborateur du prince Gortchakof, le baron Jomini. Cet homme éminent, et qui n’a jamais donné toute sa mesure, ayant toujours vécu dans l’ombre un peu absorbante du premier ministre, attirait et retenait autour de lui les plus graves esprits. Je n’ai jamais oublié sa figure de penseur sévère, l’expression profonde de son sourire, ses yeux voilés où passaient de rapides lueurs, l’autorité de sa parole instructive et captivante. On regrettait qu’il ne fit point partie de l’assemblée, et certes il était digne de cet honneur.