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l’ombre et paraître, par son abstention, blâmer une condescendance évidemment consentie par le Tsar. Il lui importait aussi de ne pas abandonner davantage le principal rôle à son collègue et de maintenir son rang et ses prérogatives. Sa rentrée en scène était donc nécessaire, mais un peu délicate. Il se tira de la difficulté en maître de l’art. Après avoir accueilli gracieusement les félicitations qu’on s’empressait de lui adresser sur son rétablissement, avec un air de dignité parfaitement conforme d’ailleurs à sa situation dans les conseils de son souverain, il prit la parole et prononça une allocution très pacifique et très pondérée, s’exprimant de haut, avec une lenteur majestueuse, en chef de gouvernement qui approuve un collaborateur, qui lui a laissé l’initiative en son absence, et qui lui donne spontanément la sanction de son autorité supérieure. Puis, pour mieux marquer les distances et son intangible compétence de premier ministre, il développa magistralement la politique générale du Tsar en Orient. Il affirma que la Russie ne désirait pas moins que l’Angleterre sauvegarder les droits de la Turquie, ne poursuivait d’autre but que la sécurité dans la péninsule des Balkans par l’action collective des Cours chrétiennes. Elle espérait, ajouta-t-il, dans un style un peu passé de mode, que « si elle apportait des lauriers, le Congrès les convertirait en branches d’olivier. » Enfin après avoir attesté le dévoûment de la grande nation russe à la cause de la paix, il insinua que nulle Puissance ne voudrait compromettre cette noble cause par des demandes que son auguste maître ne pourrait accepter.

Ce langage élevé, que lui seul était autorisé à faire entendre, et qui, tout en affirmant dans une forme solennelle et persuasive la modération de la Russie et sa déférence aux vœux de l’Europe, prévenait aussi des prétentions excessives, produisit le plus grand effet sur l’assemblée. Elle en comprit l’avertissement final sans doute, mais elle fut avant tout profondément touchée de cette adhésion complète aux récentes décisions qu’elle avait prises. Un courant sympathique s’établit sur-le-champ en faveur de la Russie avec tant de force que lord Beaconsfield, si froid d’ordinaire, s’empressa de reconnaître la sagesse et l’éloquence de l’orateur et protesta des bonnes dispositions de l’Angleterre. La sensibilité des plénipotentiaires se trouva alors si vivement excitée que le prince de Bismarck lui-même crut devoir être ému, et félicita chaleureusement les deux protagonistes de laisser