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il y a notre pauvre amiral, cette nuit-là entre la vie et la mort. Après les longues fatigues endurées dans le golfe de Petchili, pendant le débarquement du corps expéditionnaire, on l’emmenait au Japon pour un peu de repos dans un climat plus doux ; et l’eau noire, l’eau froide envahit aussi la chambre où presque il agonise.

Vers une heure du matin, là-bas, là-bas apparaît un petit feu, qui est stable, dirait-on, qui ne danse pas la danse macabre comme toutes les choses ambiantes ; il est très loin encore ; à travers les rafales et la neige aveuglantes on le distingue à peine, mais il suffit à témoigner que dans sa direction existe du solide, de la terre, du roc, un morceau de la charpente du monde. Et nous savons que c’est la pointe avancée de l’île japonaise de Kin-Sin, où nous trouverons bientôt un refuge.

Avec la confiance absolue que l’on a maintenant en ces petites lueurs, inchangeables et presque éternelles comme les étoiles, que les hommes de nos jours entretiennent au bord de tous les rivages, nous nous dirigeons d’après ce phare, dans la tourmente où les yeux ne voient que lui ; sur ses indications seules, nous contournons des caps menaçans, qui sont là, mais que rien ne révèle, tant il fait noir, et des îlots, et des roches sournoises qui nous briseraient comme verre.

Presque subitement nous voici abrités de la fureur des lames, la paix s’impose sur les eaux, et, sans avoir rien vu, nous sommes entrés dans la grande baie de Nagasaki. Les choses aussitôt retrouvent leur immobilité, avec la notion de la verticale qu’elles avaient si complètement perdue ; on se tient debout, on marche droit sur des planches qui ne se dérobent plus ; la danse épuisante a pris fin, — on oublie les abîmes obscurs, dont on avait si bien le sentiment tout à l’heure,

A l’aveuglette, le grand cuirassé avance toujours dans les ténèbres, dans le vent d’hiver qui siffle et dans les tourbillons de neige ; transis de froid et de mouillure, nous devons être à présent à mi-chemin de cet immense couloir de montagnes qui conduit à la ville de Mme Chrysanthème.

En effet, d’autres feux par myriades commencent à scintiller, de droite et de gauche sur les deux rives, et c’est Nagasaki, étagée là en amphithéâtre, — Nagasaki singulièrement agrandie, à ce qu’il me semble, depuis quinze ans que je n’y étais venu.

Le bruit et la secousse de l’ancre qui tombe au fond, et la