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Redoutable, qui ressemblait à la cabane d’un fleuriste. Deux braves matelots en composaient des gerbes sous ma direction, et, à l’heure du thé, je les ai portées à notre amiral, — qui était mourant il y a trois semaines, mais qui a presque repris sa figure des bons jours, qui est ressuscité comme par miracle, au milieu de ce calme que le Japon lui donne.


1er janvier. — Éveillé par une aubade bruyante, alerte et joyeuse, qui éclate avant jour dans les flancs de l’énorme cuirassé endormi : c’est le « branlebas » de l’équipage, la musique pour faire lever les matelots. Mais cette fois, à ce premier matin de l’année et du siècle, clairons et tambours, dans l’obscurité, n’en finissent plus de jouer toutes les dianes de leur répertoire ; jamais les hommes du Redoutable au réveil n’ont eu ce long tapage de fête.

Où suis-je ? J’ai si souvent dans ma vie changé de place, qu’il m’arrive plus d’une fois de ne pas savoir, comme ça tout de suite, au sortir du sommeil… La lumière, que machinalement j’ai fait jaillir, la lumière électrique, me montre un étroit réduit tendu de peluche rouge, et rempli de camélias rouges ; de longues branches, presque des buissons de camélias, dans des vases de bronze. Et des déesses en robe d’or, au visage très doux, sont là assises près de moi, les yeux baissés, — comme dans les temples de la ville interdite, où elles habitèrent trois fois cent ans…

Ah ! oui… Ma chambre à bord du Redoutable… Je reviens de Chine, et je suis au Japon…

On frappe à ma porte, discrètement : l’un après l’autre, quatre ou cinq matelots, qui viennent de se lever, entrent pour me souhaiter la bonne année et le bon siècle, avec des petits complimens naïfs. C’est donc bien aujourd’hui, le commencement du XXe. Je m’étais figuré le commencer l’an dernier, pendant la nuit du 1er janvier 1900, sur la lagune indienne, alors qu’une barque du Maharajah de Travancore m’emmenait au clair des étoiles, entre deux rideaux sans fin de grands palmiers noirs ; mais non, je m’étais trompé, affirment les chronologistes, et ce matin, seulement, je verrai l’aube de ce siècle nouveau.

Aube de janvier, lente à paraître ; une heure se passe encore avant que les deux déesses, gardiennes de ma chambre, s’éclairent d’un peu de jour.