Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1904 - tome 24.djvu/923

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

carcasse sans le feu d’artifice. Sur la scène de l’Opéra ou de l’Opéra-Comique, avec une partition bien bruyante, beaucoup de figuration et des jeux de lumière, le drame lyrique de M. de Sainte-Croix nous aurait sans doute paru aussi supportable que n’importe quel autre. Mais c’est à l’Odéon qu’on l’a joué. Nous sommes invités à l’aimer pour lui-même. Il nous faut suivre l’action ; ce qui n’est pas commode, car elle est pleine de trous. Il faut nous appliquer à goûter les vers ; ce qui est pénible, car la boursouflure s’y concilie très bien avec la platitude.

Donc nous sommes au camp des croisés près d’Emmaüs. Armide vient d’entraîner à sa suite dix des meilleurs chevaliers. Renaud, pour aller les délivrer, quitte sa fiancée, la vierge guerrière Gildis, non sans s’être au préalable expliqué avec celle-ci et avoir échangé avec elle de beaux sermens, en un dialogue dont feu Scribe eût envié la « poésie. »

Il arrive dans la prison où les chevaliers sont dupes des enchantemens d’Armide. L’un d’eux croit se promener dans une forêt délicieuse, un autre croit être dans une cathédrale, un troisième au bord de la mer. C’est la partie comique : elle est d’une drôlerie à pleurer. Soudain Renaud se trouve transporté dans le palais d’Armide, illuminé de lumière rose et peuplé de femmes enivrantes. Nous nageons en pleine féerie. L’enchanteresse elle-même, qui trône ici dans sa toute-puissance, invite le bon chevalier à massacrer toutes ces femmes et se ruer sur elles l’épée au poing. Renaud n’en a aucune envie. Il vient d’effleurer de ses lèvres les mains d’Armide : c’est un homme qui ne se connaît plus. Car on avait attribué jusqu’ici la séduction d’Armide au prestige de sa beauté, à la coquetterie de ses regards, à la douceur artificieuse de son langage. C’était une erreur ; et nous ne sommes pas fâchés d’entendre Armide elle-même nous révéler son secret :


Ce charme est… sur mes mains.
Chaque soir après l’heure où l’on sort des enceintes,
Pour la prière et pour les ablutions saintes,
Ces coffrets sont mis près de moi pleins jusqu’aux bords
D’une essence magique ; et tandis que je dors,
Je laisse mes deux mains pâles et nonchalantes
Plonger comme en un bain dans leurs poudres galantes.
Je visite, au réveil, le mortel dont je dois
Égarer la raison et je lui tends mes doigts
A baiser… Le poison passe alors sur ses lèvres,
Glisse dans ses poumons et se répand en fièvres
Dans son sang… une ivresse assaillant son cerveau