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que personne. Aussi prit-il soin de mettre sous les yeux de Laurens, président du Congrès, comme plus tard sous les yeux du ministre, les raisons impérieuses qui lui avaient imposé sa détermination. Cependant, on peut se demander si un marin d’audace n’aurait pas risqué, sinon toute son escadre, du moins quelques bâtimens sur la barre réputée infranchissable. Admettons que d’Estaing eût perdu des vaisseaux sur la barre : il pouvait arriver ainsi à « mettre en bouteille » l’escadre ennemie. Mais, parmi ses vaisseaux, quatre au moins devaient passer, ceux qui étaient du même échantillon que les vaisseaux de Howe ancrés dans la baie. L’un d’eux, le Fantasque, avait pour commandant Suffren. Qui sait s’il n’aurait pas été donné au futur vainqueur de Praia d’inaugurer dans la Baie Inférieure son offensive irrésistible ? Rien ne se fit, ni blocus, ni obstruction des passes, ni pénétration dans la baie.


V

De Sandy Hook à Rhode Island, on mit sept jours, « sept jours inquiétans, » dit d’Estaing, car l’eau manquait en partie, et le nombre des scorbutiques augmentait rapidement. Le 29 juillet, l’escadre croisait en vue de Newport. Ici encore le concours des pilotes était nécessaire ; on ne pouvait accéder à Rhode Island que par des passes sinueuses et difficiles.

L’île de Rhode est une des îles de la baie très découpée des Narragansets ; à son extrémité méridionale, elle renferme la ville de Newport, qui est aujourd’hui la reine des villes américaines de bains de mer. Elle est entourée de bras de mer très étroits. Le chenal de l’Est la sépare de la terre ; à l’ouest, elle fait face aux îles Conanicut et Prudence, elles-mêmes séparées de la côte par la baie des Narragansets proprement dite. L’ensemble forme une position militaire de premier ordre. Pour d’Estaing, il s’agissait de garder ici les trois passages ; le major général américain Sullivan, venu de l’intérieur, devait attaquer Rhode Island du côté du nord et faire capituler dans Newport les six mille hommes qui s’y trouvaient. Le rôle de l’amiral français était d’empêcher cette armée de se soustraire par la fuite du côté de la mer.

D’Estaing et Sullivan ne purent agir tout de suite. En mouillant, le 29 juillet, vers Newport, l’amiral reçut une lettre du