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commençait à prévoir la régence pendant son absence. Dans tous ces entretiens, il nous laissait causer librement et s’exprimait lui-même avec beaucoup d’abandon et de liberté.

Je ne fus pas du voyage de Hollande, sans doute parce que, à ce moment, l’Impératrice n’avait point voulu de mon beau-père pour Grand-Maître de sa maison. Je ne fus pas non plus du voyage de Dresde ; voici pourquoi : c’est bien le cas de dire que les petites causes ont souvent de grands effets. J’étais en relations avec Mme de Bassano, et je tâchais de cimenter l’amitié de M. de Narbonne avec son mari, toujours par défiance à l’égard de Talleyrand. Un matin, Mme de Bassano me dit : « L’Empereur veut emmener Talleyrand à Varsovie ; mais c’est un grand secret ; il lui reproche de faire des affaires de tout, et si l’on peut savoir qu’il est du voyage sans que cela vienne de nous, cette indiscrétion peut tout rompre. » Je me chargeai d’ébruiter innocemment le projet. En effet, le soir même en jouant au billard avec Bubna, l’âme damnée de Metternich, Nesselrode et Czernicheff, ces messieurs ne manquèrent pas de me parler de la liste du voyage qui était déjà connue et dont je faisais partie. Sans avoir l’air d’y attacher la moindre importance, je nommai négligemment M. de Talleyrand.

Le lendemain son nom circulait sur toutes les lèvres. L’Empereur furieux le fait appeler. « On sait mes desseins, s’écrie-t-il ; or, Schwarzenberg qui va chez vous une fois par mois y est allé hier, et, une demi-heure après, Kourakine y est allé à son tour. Donc vous avez parlé. » Talleyrand jure ses grands dieux, puis, réfléchissant un instant : « Sire, ce ne peut être que Rambuteau ! Vous savez mon intimité avec Mme de Laval ; il est chez elle l’enfant de la maison ; j’ai pu laisser échapper quelques mots devant lui ; il connaît du reste tout ce qui se passe dans votre intérieur, et plusieurs fois il nous en a raconté de toutes sortes. » Voilà l’Empereur hors de lui qui ordonne à Duroc de m’exiler à cent lieues de Paris. Mais Duroc m’aimait, comme je l’ai dit ; il m’envoya chercher, me lava la tête, reçut ma confession, et, comme au fond il n’était pas fâché que Talleyrand ne fût point du voyage, il plaida pour moi et calma l’Empereur. Je fus seulement rayé de la liste, tout comme Talleyrand, dont l’abbé de Pradt prit la place dans cette mission qui a si mal réussi.

A la veille de la campagne de Russie, avant de commencer les hostilités, ce fut M. de Narbonne que Napoléon chargea de