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— Mme Prune, en croirai-je mes oreilles ?… M. Sucre, ce pur artiste, capable de s’être oublié à ce point !… Quelle atteinte vous venez de porter pour moi à sa mémoire !…

Et dire que j’ai pu vivre tout un été sous le même toit que ce ménage, sans soupçonner un secret si lourd.


1er mars. — Malgré les robes printanières des mousmés, malgré la floraison hâtive des vergers et l’allongement des soirs, c’étaient toujours les mauvais vents du Nord, la pluie, la neige, nous faisant un Japon plus sombre, plus humide et plus gelé qu’au cœur de l’hiver. Et les orangers s’étonnaient, et les grands cycas arborescens, dans les cours des pagodes, se disaient que depuis un siècle ils n’avaient pas vu tant de poudre blanche sur leurs beaux plumets verts.

Mais voici que la griserie d’un printemps soudain est venue nous prendre, dans ce Nagasaki où nous finissons notre quatrième mois d’un exil très enjôleur.

Là-haut, chez messieurs les Trépassés, la montagne se tapisse de fleurettes sauvages, pour nous inconnues ; autour des stèles innombrables, le petit monde frileux des fougères déplie partout en confiance ses feuilles nouvelles, d’une teinte pâle et rare. Dans la verte nécropole, plus grande que le quartier des vivans, — que j’avais abandonnée par ces temps de neige, et où je recommence de venir, — ce n’est plus cette tiédeur languide et mourante de l’arrière-automne qui s’harmonisait si bien avec les tombes ; c’est un ensoleillement de renouveau, une envahissante gaieté d’herbes folles, qui ne cadrent plus, qui doivent effaroucher les pauvres défunts en cendre et faire s’évanouir plus vite ce qui restait encore de leurs âmes flottantes. Tandis que les grandes pagodes gardiennes, sous ces rayons trop clairs, se révèlent plus vieilles et plus mornes, leurs boiseries plus vermoulues, leurs monstres plus caducs.

En bas, sur la ville de cèdre et de papier, la lumière est maintenant en continuelle fête ; les mille petites boutiques ouvertes accrochent du soleil et des reflets sur leurs potiches, leurs laques ou leurs étoffes aux nuances de fleurs.

Et le soir, par les longs crépuscules attiédis, chaque rue s’emplit d’une myriade de petits enfans, aux têtes rondes, aux yeux de chat moitié câlins, moitié mauvais. En aucun pays de la terre, on n’en voit une telle abondance. Ils sortent par douzaine