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les Feuilles de son territoire, et rêvait d’attirer Zander dans quelque guet-apens ; mais, à la dérobée, par la porte du Palatinat, à la faveur des flots impartiaux du Rhin, l’on parvenait à jeter en Prusse rhénane des ballots de prose bavaroise, encourageans pour l’Eglise rhénane et provocans pour l’Etat prussien. Boehmer, qui pleurait la persécution dont les vieux luthériens étaient l’objet en Prusse, et qui savait de quelle tolérance les couvrait Louis Ier dans son université d’Erlangen, songeait aux Feuilles de Munich pour les défendre : la Table Ronde devenait l’arsenal où l’on forgeait des armes contre Berlin. Et Goethe avait vu clair, lorsqu’il avait pressenti qu’Arndt et Goerres, ces deux patriotes, soldats l’un de la Réforme et l’autre de l’Eglise, risquaient fort de rendre l’Allemagne du Nord et l’Allemagne du Sud de plus en plus étrangères l’une à l’autre.

Un jour vint où l’on apprit que l’intervention pacifiante de Louis Ier rassérénait l’église de Cologne en préparant la nomination du coadjuteur Geissel : alors le roi de Bavière passa pour le protecteur né du catholicisme allemand. Autour de la Table Ronde, de vastes rêves politiques prenaient consistance : la Bavière paraissait prédestinée à un rôle d’élite, et dans l’Allemagne et dans le monde, comme porte-drapeau du catholicisme. L’imagination du roi ne répudiait pas ce rôle : il s’occupait d’envoyer des missions allemandes dans l’Amérique du Nord ; il fondait, sous le nom de Ludwig-Verein, une sorte de propagation de la foi allemande, rivale de notre œuvre lyonnaise ; enfin les Feuilles de Munich faisaient une collecte pour la custodie de Jérusalem, afin qu’à perpétuité une messe fût dite, au tombeau du Christ, pour l’Allemagne catholique. On songeait, en Bavière, à une Allemagne travaillant pour Rome et grandie parmi les peuples par les services mêmes qu’elle rendrait à Rome ; et il semblait que le geste de Goerres, en indiquant à Louis Ier, dès 1825, sa vocation de roi catholique, eût à l’avance tracé ses voies à l’histoire, et que, dans la Bavière autrefois joséphiste, l’Église s’acheminât vers la puissance, à l’instant même où, dans la Prusse de Frédéric-Guillaume IV, elle allait s’acheminer vers la liberté.


GEORGES GOYAU.