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mes promenades, une image se lève en moi, l’image d’une autre ville pareille à Bucarest, d’un autre peuple qui ressemblait à celui-ci. Colonies étrangères puissantes ; indigènes voués à la politique, condamnés aux professions libérales ; une société dépensière et charmante ; une industrie encore vacillante et hasardeuse ; des folies de construction ; des transformations extraordinaires ; une patrie voulue, dans un admirable élan, par une aristocratie d’autant plus séparée du peuple qu’elle a été plus intelligente et plus hardie : en vérité, j’ai déjà vu tout cela, dans les Républiques de l’Amérique du Sud, tout, la même indolence amoureuse des carrosses, orientale ici et là-bas espagnole, le même goût de la parure et de la parfumerie, la même émulation d’esprit démocratique, tout, vous dis-je, jusqu’à ce beau dédain des titres de noblesse qui, du reste, ne va pas plus loin que les frontières.

Mais ce n’est pas le moins étonnant des caractères de Bucarest que la liberté dont jouissent les citoyens sur son ancienne terre de servitude et d’épouvante. Il faut bien croire que la religion nationale existe, au bruit que font de temps en temps ses métropolitains et à l’inépuisable activité du bon saint Démètre, dont la cathédrale garde les reliques et dont le principal miracle en ces dernières années me paraît être d’avoir restauré les finances du pays sous le nom de M. Démètre Sturdza. Il faut croire qu’elle existe, au nombre incalculable des fêtes chômées. Le clergé se tient à l’écart, et l’idée religieuse ne s’aventure guère sur la scène où seules les passions politiques battent le fer. La virulence des journaux confond même un Français. Libéraux et conservateurs se prennent à la gorge sans qu’on puisse toujours préciser les points essentiels où ils diffèrent. Ce sont moins des opinions que des habitudes et des intérêts personnels qui les engagent les uns contre les autres. Et puis, que deviendrait la liberté de la presse si tout le monde était d’accord ? Les Roumains s’injurient pour user de cette sainte liberté.

Les mœurs sont douces. Une dame roumaine me disait : « Que ne voyez-vous Bucarest sous la neige, lorsque le trot de ses chevaux résonne sourdement et que ce grand calme rend ses nuits presque mystérieuses et pures. » Faute de neige, Bucarest se ouate de tolérance. Le scandale, — qui, d’ailleurs n’y est pas plus fréquent que dans les autres capitales, — y passe léger, assourdi, rapide. Il est un mot qui remonte constamment