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l’ai invitée à s’asseoir, et alors a commencé entre nous un long entretien, qui, après liquidation du côté commercial, s’est porté sur une foule de questions délicates : mariage, veuvage, jeux de la fortune ; mort et vie future. Elle m’a dit qu’elle n’était veuve que depuis deux mois, et demeurait seule maintenant avec ses enfans. Son mari, au cours d’une traversée, a pris une cruelle maladie, nommée la « dysenterie indienne, » et il en a souffert pendant neuf ans. Aucune ville d’eaux, y compris Aix-la-Chapelle, ne lui a servi de rien ; enfin il a consulté Frerichs, qui lui a ordonné de l’air frais, les meilleures viandes, et du vieux vin rouge : ordonnance qui me donne à penser que ce Frerichs doit être un excellent médecin. C’est ainsi que les Warnecke sont venus à Norderney, pour avoir « de l’air frais ; » mais le malade, qui était très irritable, « a eu une colère » à propos de la maison qu’il se faisait bâtir, et il en est mort. Le moment brillant de l’entretien a été lorsque j’ai commencé à prendre le rôle de consolateur. La dame avait pleuré, d’une façon d’ailleurs assez affectée, et en ajoutant que « la maladie avait été très dure pour le défunt, mais très dure aussi pour les autres. » Sur quoi je lui ai glissé que, certes, pour un étranger c’était chose risquée d’aborder de tels sujets, mais que, puisqu’elle-même venait d’y faire allusion, elle me permettrait de lui dire ceci : c’est que, dans tout cela, en fin de compte, se trouvait pour elle une part de consolation : car, lorsqu’on ne peut plus, par sa vie, être agréable à personne, ni à soi ni aux autres, la mort, si pénible qu’elle soit, est encore le meilleur parti que l’on ait à prendre. Et ainsi j’ai introduit mon vieux thème favori, qu’il n’y a personne dont la mort n’ait, en somme, pour le moins autant d’utilité que sa vie ; et je dois dire que j’ai rencontré un assentiment sans réserves. La capitaine dirige à présent une laiterie ; elle améliore ses terrains, et sans doute aussi elle s’améliore elle-même : car d’avoir un mari avec la « dysenterie indienne, » cela ne profite guère.

Il fait un temps venteux, et j’ai déjà un bon rhume en train : je vais, en conséquence, m’interrompre de mon roman pour un jour ou deux. Ces périodes de demi-maladie sont toujours celles que je préfère.

Et maintenant, adieu ! Amuse-toi, embrasse les enfans. Comme toujours, ton vieux

TH. F.


Mais je m’aperçois que cette citation, si peut-être elle permet d’entrevoir l’agrément des lettres de Fontane, ne saurait donner aucune idée de l’extrême intérêt historique et biographique de la plupart d’entre elles. Ce vieil enfant qui s’amuse de tout a, en outre, tout vu, tout lu, réfléchi sur tout. Politique et littérature, événemens contemporains et souvenirs du passé, il n’y a pas un sujet qui ne lui soit familier. Les deux volumes de ses lettres nous offrent, en raccourci, un tableau complet de toute la vie allemande pendant la seconde moitié du XIXe siècle, et toujours dessiné de cette touche légère qui relève et