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Lorsque je les vis, ils portaient sur leurs traits tirés les deux semaines de jeûne qui avaient précédé l’Assomption et promenaient nonchalamment dans la richesse des blés leurs figures de carême.

Non, ce n’est point pour eux que travaille la terre. Mais pour qui ? Si l’on s’en rapporte à l’impôt foncier, la valeur des propriétés exploitées par les Roumains du district de Dorohoi s’élève, dans les communes urbaines, à trois millions de francs ; la valeur des propriétés exploitées par les Juifs à sept millions. Au district limitrophe de Botosani, les Roumains en conservent à peu près treize millions, mais les Juifs en ont acquis quatorze. Il est juste de dire que ce sont les deux districts les plus aliénés de la Moldavie puisque, d’après les dernières statistiques, les Juifs ne possèdent que trente et un pour cent de la propriété foncière des communes urbaines. Seulement, la plupart des communes rurales sont tombées en leur pouvoir, car les plus beaux domaines moldaves sont administrés par des fermiers juifs. Leurs propriétaires ont oublié que la fortune crée des devoirs, et que la grande propriété ne se comprend vraiment que si l’homme qui en dispose assume la charge des hommes qui y vivent. Mais il est plus agréable de courtiser l’intrigue parlementaire à Bucarest que de s’occuper de ses terres et de ses paysans. La politique exerce la même attirance sur ces opulens terriens que jadis la cour de Versailles sur les seigneurs de la province. Et, comme ces derniers perdaient leur raison d’être en s’affranchissant de leurs anciennes obligations féodales, ceux-ci perdent au moins toute raison de se plaindre en abandonnant leur domaine aux soins d’un étranger. Cependant ils se plaignent. Le soir, dans la fumée des cigares, ils s’entretiennent des méfaits du Juif, de son avarice, de son ingéniosité à pressurer le paysan. J’ai peine à comprendre cet antisémitisme. Si le Juif empoisonne et abrutit vos paysans, que penserai-je de vous qui les lui livrez ? Les cent ou deux cent mille francs, dont il vous achète par an votre autorité, devraient vous fermer la bouche. Quel est le plus avare, du Juif qui travaille ou de celui qui bénéficie paresseusement sur le travail du Juif ? Le paysan ne s’y trompe pas, lui. On m’a cité l’exemple de paysans moldaves qui, apprenant que leur propriétaire voulait affermer ses propriétés, étaient venus le supplier de ne pas les laisser devenir la proie des Juifs. J’ignore ce qu’a fait le propriétaire ; mais, ce que je sais bien, c’est que