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triarches bibliques aient quitté les iconostases des églises, et, dissimulés sous des lévites aussi antiques qu’eux-mêmes, soient venus prendre le frais sur les trottoirs. Ils sont admirables de vie et de beauté. Ils ont des barbes blanches où descendent des papillotes noires. Ils se rassemblent, rapprochent leurs têtes et sans doute s’entretiennent du temps que la terre « était encore molle du déluge. » Et ce sont des brocanteurs, à moins que ce ne soient des prophètes.

Il y a des prophètes à Iassi : j’en connais au moins un. J’étais entré dans une assez pauvre boutique d’antiquaire, où j’avais aperçu un vieux bouquin que je désirais. Je m’étonnai des prétentions de la marchande, mais j’allais m’exécuter, quand, d’une petite pièce voisine, un jeune homme, qui nous avait entendus, engagea avec cette femme, probablement sa mère, un âpre dialogue dans un jargon allemand. La femme furieuse finit par lui-jeter le livre entre les mains, tourna le dos et disparut par une autre porte. Il s’avança, et me demanda la moitié du prix qui m’avait été fait. Je considérai l’extraordinaire jeune homme : un visage aux lèvres minces et au nez très aquilin, que travaillait l’âcreté du sang et que dévoraient de grands yeux pleins de fièvre. Comme il s’exprimait facilement en français, je me mis à l’interroger. Il me répondit avec la préoccupation manifeste de savoir qui j’étais et pourquoi j’étais à Iassi. Je le lui dis. Sa mère, un peu calmée, était revenue, attirée par de nouveaux cliens. « Voulez-vous passer dans ma chambre, fit-il : nous serons plus à l’aise. » Des livres traînaient sur la table. « Vous travaillez ? lui dis-je. — Je lis un peu : tenez, voici ce que je lis. » Il me montra quelques tomes dépareillés de J.-J. Rousseau et des livres de Lassalle. Et brusquement : « Vous m’avez demandé si nous étions malheureux, si on nous tracassait. Oui, on nous tracasse ; oui, nous sommes malheureux. Mais en quel pays les pauvres ne le sont-ils pas ? Cela ne nous empêchera point de faire de grandes choses. Nous aimez-vous ? — Je cherche à vous connaître, » lui répondis-je. Il me regarda avec une singulière fixité : « Vous aussi, vous ne nous aimez pas. Je vous parlerai tout de même à cœur ouvert : j’ai beaucoup réfléchi ; je crois que le monde nous appartiendra. Oh ! pas comme vous l’entendez ! On dit que nos capitalistes gouvernent l’Europe, ces capitalistes que, par respect de la fortune, vous appelez des « Israélites » et qui ne sont que des Juifs dépravés.