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Tout d’abord, il convient de maintenir le Port-Royal hors de pair et au-dessus de toute comparaison avec les autres études de Sainte-Beuve. Les recueils d’articles sont des recueils d’articles : qui n’est point capable d’écrire des articles et de les réunir en volume ? C’est au livre, — au livre composé, ordonné et maîtrisé en vue d’une fin déterminée, au livre organique et vivant que l’on attend et que l’on juge l’ouvrier. Et quand ce livre, indépendamment de sa valeur d’art, de composition et de style, a la complexité, la profondeur et la portée du Port-Royal, alors, il prend place parmi les chefs-d’œuvre de la littérature universelle. On n’en saurait dire autant, — et Sainte-Beuve eût été le premier à en convenir, — d’aucun autre de ses écrits, non pas même des Lundis.

Port-Royal reste donc unique dans l’œuvre de Sainte-Beuve. Et cela est d’autant plus remarquable que Sainte-Beuve a dans sa vie rencontré un autre sujet qui, à quelques différences près, lui offrait l’équivalent de celui qu’il a consacré aux écrivains de Port-Royal, qu’il en a fait aussi l’objet d’un cours, et qu’il a essayé d’en tirer un livre, un vrai livre. Oui, si l’auteur du Chateaubriand avait voulu suivre la méthode qui lui avait si bien réussi dans son cours de Lausanne, si, en même temps qu’une simple étude d’histoire littéraire, il avait fait de son livre une étude de psychologie et d’histoire religieuses, s’il y avait apporté toute la conscience scrupuleuse, tout le désir d’équité, toute la sympathie critique surtout dont il avait lui-même donné jadis l’exemple, il aurait pu nous donner un pendant à son Port-Royal, et un nouveau chef-d’œuvre. Il n’y a point consenti. Un nouvel état d’esprit, dont on peut suivre à la trace les progrès dans les derniers volumes et dans certaines notes du Port-Royal, s’était définitivement emparé de lui et lui avait fermé bien des horizons Il n’a pas vu tout l’intérêt, même simplement historique, d’un sujet qu’il aurait pu traiter mieux que tout autre écrivain. Et le livre, très intéressant certes, et amusant, et habile, mais très perfide aussi, et très incomplet, qu’il a publié sur Chateaubriand et son groupe est, à parler franc, un livre manqué. Par quelque biais qu’on le prenne aujourd’hui, on le voit qui s’écaille et qui s’effrite. Et cet ouvrage qui, au point de vue moral, ne fait pas un grand honneur à Sainte-Beuve[1], ne lui en fait pas un très

  1. Je veux dire par là que ce livre, d’ailleurs injuste, d’ « éreintement » et de rancune, moins que personne, l’auteur des articles sur la Vie de Rancé et sur les Mémoires d’Outre-Tombe, l’hôte assidu et choyé du salon de Mme Récamier, le jeune écrivain goûté et encouragé par Chateaubriand, avait le droit de l’écrire. Sainte-Beuve n’a jamais pu comprendre qu’il y a des complaisances qui engagent, des déclarations qui lient, et qu’il faut s’en abstenir à tout prix, si l’on ne veut pas qu’on vous reproche un jour à juste titre vos contradictions comme des « trahisons. » C’est ici le cas de redire le mot de Cousin que nous cite M. d’Haussonville : « Sainte-Beuve n’était point gentilhomme. »