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Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 26.djvu/207

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George Sand à Solange.

9 juin 1851.

Eh bien, ma mignonne, te voilà donc retardée indéfiniment ? Si ce n’était que l’argent de ton petit voyage qui te manque, je te l’enverrais de suite ; mais tu as des comptes à régler, dis-tu, et je suis à sec comme Molière m’a laissée… Hâte-toi donc, si tu peux…

Rien de nouveau ici, je crois qu’il n’y a nulle part une vie plus monotone et plus paisible. Moi, je m’y plais. Mon âge et mon travail en ont besoin. Nous étudions nos rôles pour la pièce en question. Je suis en quête et j’ai bien peur d’en être réduite à la faire moi-même, ce qui ne m’amuse pas, car je suis détestable. Si ce n’était que la question de s’embêter deux heures pour faire amuser les autres, cela me serait bien égal. Mais quand je suis forcée de jouer un long rôle dans mes pièces, mon but, qui est de voir, n’est pas rempli. J’ai la tête dure comme un vieux pavé, pour apprendre par cœur, et j’ai tant à me préoccuper de ma mémoire que je ne juge plus bien mon rôle. Tu auras deux autres rôles à choisir si ça t’amuse. Si ça ne t’amuse pas, ces rôles-là seront facilement remplis par d’autres.

… Je voudrais que la souscription dont tu m’as parlé réussît, et qu’elle rapportât une bonne somme à ton mari. Mais je crains de n’avoir pas assez d’amis pour former une grosse liste ; et, dans ce cas-là, il ne faudrait pas que l’on mari se mit dans des dépenses pour cette statue. Il pourrait la garder en plâtre pour des temps moins anti-socialistes, c’est-à-dire probablement quand je ne serai plus de ce monde.


A la même.

12 juin 1851.

Je vais m’armer de patience, ma mignonne, puisque tu me promets que je n’y perdrai rien. Mais je m’afflige de te savoir enfermée à Paris quand il fait si bon sous les arbres. Nous avons été hier à la forêt de Saint-Chartier. Je pensais à toi, qui aimes tant les mauvais chemins. Celui-là ne laissait rien à désirer. Nous avons rencontré pas mal de serpens : Manceau n’en a plus peur[1], depuis qu’il porte toujours une pierre infernale et de l’alcali dans sa poche. Nous en avons tué un, qui certainement n’avait pas de mauvaises intentions, mais on a un préjugé contre ces pauvres bêtes. Nous avons aussi rencontré deux crapauds, de ces crapauds respectables qui ont peut-être deux cents ans et que leur ventre empêche de marcher. Lambert les a caressés à grands coups de bâton sur le dos. Cela paraissait les chatouiller agréablement et ils faisaient les yeux en coulisse. A propos de crapauds, nous avons trouvé une jeune première qui ressemble à une petite grenouille, ce qui ne l’empêche pas d’être très jolie. Je crois qu’elle sera intelligente, elle n’est pas timide du tout et ne recule devant rien. Mme Duvernet prend l’autre rôle de jeune femme. Il reste une mère qui n’a que peu de chose à dire et que je ferai, à moins que ça ne t’amuse de mettre une perruque poudrée et des paniers. Dans ce cas-là, tu seras assez à temps dans quinze

  1. Quelques jours auparavant, Manceau avait failli s’évanouir à la vue d’un orvet. George Sand et Solange en firent de bonnes gorges chaudes.