Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 26.djvu/399

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mon pain quelques centimes de plus, pourvu que l’un trafique sur le blé et que l’autre prélève son petit bénéfice sur les charretiers qui le prélèvent sans doute sur les hamals, lesquels seraient désolés que la grue hydraulique les dispensât de suer au soleil. Ces gens auraient besoin qu’on leur débrouillât les mystères de la Solidarité. Les heureuses nations qui possèdent tant d’apôtres de cette religion nouvelle ne pourraient-elles en dépêcher quelques-uns à Braïla ? On se défie de l’État : il n’a pas l’air assez désintéressé ; ses initiatives semblent des inconvenances ; ses présens, des pièges. Il sort évidemment de son rôle, lorsqu’il fait de la concurrence aux magasiniers et aux portefaix. Mais je crois que les cultivateurs s’adresseraient plus souvent à lui, si, dès le printemps, les commissionnaires ne les avaient liés par de belles chaînes forgées au sous-sol des Banques. En même temps qu’il la sème, le Roumain hypothèque sa moisson. L’État n’a point de complaisance ; l’État ne verse pas d’acompte ; l’État est une machine à peine plus intelligente qu’un élévateur américain. Et dans le cas où l’État, redoublant d’audace, se chargerait de vendre votre blé, acquerrait-il jamais la diligence, le flair et l’ouïe de ces commissionnaires de Braïla qui, tout en courant de la gare à la rue Misicii, entendent les rumeurs du marché de Londres ? Les silos du gouvernement ne servent d’entrepôts qu’à certains négocians juifs qui les préfèrent aux magasins des maisons juives. Des ruisseaux d’orge, d’avoine, de froment, dont j’ai suivi les mille détours dans cette ruche colossale, pas un qui n’appartînt à un Grumfeld ou à un Grumberg.

Vers six heures, le travail cesse. Sur le quai abandonné, des hommes gardent les sacs qu’on n’a pas eu le temps de charger dans les navires. Le Danube paraît infini et les îles où il arrondit ses multiples bras ont une mélancolie de lagunes. Leurs rives, presque toujours inondées, sont bordées de saules dont les troncs découpés et lavés par les eaux prennent une étrange couleur de feuilles mortes. On dirait de loin des arbres de carton ; mais ils poussent de hautes branches vigoureuses et bizarrement chevelues. Çà et là une cigogne perchée sur un tronc solitaire fait dans le silence une tache rouge surmontée d’un grand point blanc d’interrogation. Et, sous la saulaie, un pêcheur russe a établi sa tente ou plutôt sa moustiquaire, étroite et longue comme un cercueil renversé.

Braïla n’est point de ces villes où le plaisir agrippe l’homme