Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 26.djvu/406

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

aujourd’hui russe, et dont le souvenir saigne encore au cœur des Roumains. On ne peut pas dire que cette frontière ne soit pas bien gardée. D’espace en espace, des factionnaires immobiles surveillent, l’arme au bras, les nuages sablonneux qui se forment sur les eaux troubles du fleuve. Des patrouilles de gendarmes à cheval, flanquées d’énormes molosses, trottent d’un poste à l’autre. Une nuit, un déserteur roumain, poursuivi jusqu’au Pruth, se cacha dans les herbes et, tout péril conjuré, gagna silencieusement à la nage la terre russe. Quand il y aborda, une troupe sous les armes l’attendait. Nous distinguons une petite ville d’où part le train d’Odessa, puis des dépôts de pétrole, et toujours ces factionnaires plantés comme des bornes milliaires sur le rivage nu. Si notre petit vapeur échouait contre ce rivage, nous serions aussitôt cueillis, choyés, escortés et conduits en grande pompe à la ville voisine où le gouverneur pourvoirait le plus aimablement du monde à notre entretien et ne nous laisserait manquer ni de pain ni d’eau. Mais cette hospitalité ne tente aucunement mes compagnons qui, d’un coup de barre, regagnent le milieu du fleuve.

Les Roumains n’ont pas encore oublié que les Russes leur arrachèrent ce dernier morceau de Bessarabie au lendemain d’une guerre où les dorobantz du prince Charles avaient fait merveille à côté des soldats du Tsar. On conçoit que leur sentiment national ait été blessé. Cependant, de tout ce qui a été publié sur cette question, il ressort que les hommes d’État de la Roumanie savaient fort bien, en combattant avec les Russes, ce que les Russes leur demanderaient après la victoire. En échange de cette Bessarabie, on leur a donné la Dobrodja et, dans la Dobrodja, un port magnifique sur la Mer-Noire. Pour l’étranger cet échange équivaut à une conquête. D’ailleurs, au moment même où l’indignation bouleversait Bucarest, un homme, un Roumain, eut le courage de le penser et le courage plus grand de l’écrire. Nicolas Kretzulesco reconnaissait que ce triangle de terre n’avait pas plus fait le bonheur de la Roumanie que la Roumanie n’en avait fait la prospérité. Si les Roumains perdaient des frères en Bessarabie, ils en regagnaient en Dobrodja. Sa brochure lui suscita de violentes attaques ; mais il avait parlé le langage que tiennent aujourd’hui les plus raisonnables de ses compatriotes. Les paysans de la Bessarabie ne se plaignent pas d’être devenus des sujets russes. Le gouvernement de Saint-