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La minorité s’attribue le devoir d’imposer à la majorité un bonheur à sa façon[1]. »

D’après M. Deville, on ne saurait rien imaginer de plus contraire à l’esprit démocratique qui anime les ouvriers. Ce qui prouve cet esprit, c’est que la plupart des grèves politiques visent à l’établissement du suffrage universel. Mais, le suffrage universel une fois conquis, l’action révolutionnaire n’a plus de raison d’être. Par l’universalité du suffrage, au régime des classes succède le régime des majorités. Dès lors, aucun obstacle ne s’oppose à la marche légale du socialisme qui doit s’engager dans l’action réformiste, en respectant, tant qu’elle existe, la légalité, œuvre de la volonté commune. Les socialistes doivent tenir compte des intérêts généraux de la société : dès lors, la révolution devient impuissante, anarchiste, rétrograde[2], et la grève générale, non seulement superflue, mais nuisible et dangereuse.

Dans une démocratie, on ne peut rien sans le plus grand nombre : l’échec de toutes les grèves générales tient à ce fait qu’elles furent l’œuvre de minorités restreintes. C’est pour ce motif que les tentatives de grève générale en France, celle des chemins de fer en 1898, celle des mineurs en 1901, avortèrent[3] : la majorité même de la corporation s’était déclarée hostile. Presque toutes les autres grèves que nous avons énumérées avaient contre elles la population et par conséquent l’armée, et devaient fatalement échouer. Seule la grève de Belgique, en 1893, aboutit à un succès partiel, parce qu’elle était soutenue par l’opinion. Les autres grèves étaient sans issue. Bien loin d’affamer la bourgeoisie en la jetant sur le radeau de la Méduse, les ouvriers s’affamaient eux-mêmes.

Aussi les politiciens socialistes considèrent-ils que la grève à visées révolutionnaires, dans les pays pourvus d’un parlement représentatif, est une chimère, une utopie : grève générale, bêtise générale, Generalstreik, Generalunsinn ! Ce vœu de grève générale, remarquent-ils, est en proportion inverse de la capacité pour la conduire victorieusement. C’est une fantaisie d’ouvriers

  1. Sozialistische Monatshefte, janvier 1905.
  2. Joseph Sarraute, discours au Congrès de Bordeaux, mai 1903 ; — Socialisme d’opposition et Socialisme de gouvernement. Librairie Jacques, 1902.
  3. Et l’on pourrait prédire le même insuccès au mouvement organisé par la Confédération générale du travail, à la date du 1er mai 1906, pour conquérir la journée de huit heures.