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dédommagement dans le bien qu’elle m’aurait fait, je n’aurai point de regret de ce que je lui ai sacrifié, si j’ai pu la persuader par là que mon attachement pour elle est certainement plus vif et plus sincère que celui des gens à qui elle a fait elle-même les plus grands sacrifices. »

Impuissante à doter sa fille d’un état régulier, Mme d’Albon aurait vivement souhaité qu’elle cherchât au moins un abri derrière les murailles d’un couvent, refuge accoutumé, alors plus encore qu’aujourd’hui, des déshérités de la vie ; les termes de son testament, que l’on va bientôt lire, marquent cette intention avec une précision qui ne laisse aucun doute. Mais là encore elle rencontrait une insurmontable barrière : l’humeur et les goûts de l’enfant témoignaient, dès cet âge, d’une répugnance déterminée pour la paix silencieuse, la mort anticipée du cloître. Ardente de cœur et de tempérament fougueux, déjà chez elle apparaissaient cette activité d’âme, cette vive curiosité d’esprit, ce goût passionné de la vie, dont l’âge, ni la maladie, ni les chagrins de toute sorte ne purent jamais étouffer entièrement la flamme, et qu’elle proclame encore au déclin de son existence : « Si j’ai souvent dit que la vie était un grand mal, j’ai senti quelquefois qu’elle était un grand bien ; et il ne m’échappera jamais ce souhait, si commun dans la bouche des malheureux, qu’ils voudraient n’être pas nés. Moi au contraire, animée du besoin actif de mourir, je rends grâce à la nature qui m’a fait naître[1]. »

Une fois, de plus déçue dans son espoir, Mme d’Albon envisageait avec une angoisse redoublée l’avenir de la créature innocente qu’elle allait laisser seule au monde. Incapable de se contenir, elle laissait deviner ses craintes à celle qui en était l’objet, et la prenait, en termes vagues, pour confidente de ses remords et de ses peines. « r Souvent, raconte Guibert[2], elle la baignait en secret de ses larmes ; elle semblait, par le redoublement de sa tendresse, vouloir la consoler du présent funeste qu’elle lui avait fait de la vie. Elle la comblait de caresses et de bienfaits. » C’est ce que, d’un trait vif, confirmera Julie elle-même, en écrivant à Condorcet[3] : « Par une singulière ironie, j’ai eu une enfance agitée par le soin même qu’on a pris d’exercer et

  1. Lettre du 7 septembre 1774, à Condorcet.
  2. Éloge d’Eliza.
  3. Lettre du 19 octobre 1773.