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ordonnant de la garder pour elle. » Après la mort de la comtesse, — qui eut lieu en avril 1748[1], — le premier soin de la jeune fille fut de restituer à son frère, sans vouloir en toucher un sol, une somme sur laquelle aucun titre ne pouvait établir son droit : « Elle mena M. d’Albon[2]audit bureau, lui en donna la clé, et lui remit tout l’argent qui y était[3]. » Désintéressement imprudent autant que généreux, qui la laissait dénuée du nécessaire, à la merci de ceux qui voudraient la prendre à leur charge.

Julie avait seize ans quand elle perdit une mère qu’elle aimait ardemment, et dont la mémoire, écrit-elle, lui fut toujours « vénérable et chère. » Sa douleur fut extrême, et loucha même les cœurs les moins portés à s’attendrir. Ce chagrin s’avivait encore de l’effroi de son isolement. Camille d’Albon, « qui l’avait toujours traitée comme sa propre sœur » et qui lui témoignait un réel attachement, appelé au loin par ses devoirs de capitaine [de cavalerie, ne pouvait, dans ses garnisons, s’embarrasser d’une aussi jeune compagne. Force lui fut de recourir à la pitié du comte et de la comtesse de Vichy. La marquise du Deffand assure que l’offre vint de ces derniers et qu’ils lui proposèrent de l’emmener avec eux, « ce qu’elle accepta avec beaucoup de joie. » À la joie près, qui paraît difficile à croire, le fait certain est qu’elle quitta le vieux manoir où l’attachaient ses plus précieux souvenirs, pour suivre les Vichy dans leur terre de Champrond, plante fragile arrachée de la terre nourricière, pour végéter dorénavant dans un sol inhospitalier, sous un ciel inclément, qu’aucun chaud rayon n’illumine.


IV

Le domaine de Champrond, érigé en comté par lettres de 1644, était situé sur la limite du Maçonnais et du Lyonnais, dans la petite commune de Ligny-en-Brionnais[4]. Du château, vendu nationalement, comme propriété d’émigrés, sous la Révolution, il ne reste aujourd’hui que quelques pans de murs, mais une

  1. La comtesse d’Albon mourut dans son hôtel de Lyon le 6 avril 1748, et fut inhumée à Saint-Forgeux le 9 du même mois. (Archives d’Avauges.)
  2. Camille, comte d’Albon, demi-frère de Mlle de Lespinasse.
  3. Lettre de la marquise du Deffand à la duchesse de Luynes, du 30 mars 1754.
  4. Aujourd’hui dans le département de Saône-et-Loire.