Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 26.djvu/553

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ou par son cœur, ses mouvemens, son visage, jusqu’au son de sa voix, formaient un accord parfait avec ses paroles. » Ainsi par le un de ses amis ; et c’est aussi la justice qu’elle se rend, — car personne ne s’est mieux décrit et plus impartialement jugé que Mlle de Lespinasse, — dans ce passage d’une de ses lettres : « Vous connaissez une personne qui a été toute sa vie dénuée des agrémens de la figure et des grâces qui peuvent plaire, intéresser ou toucher ; et cependant cette personne a eu plus de succès et a été mille fois plus aimée qu’elle ne pouvait le prétendre. Savez-vous le mot de cela ? C’est qu’elle a toujours eu le vrai de tout, et qu’elle y a joint d’être vraie en tout. »

Cette médaille n’est pas sans revers, ni ces qualités sans défauts. Elle est sujette aux engouemens rapides, comme aux préventions sans fondement ; son extrême sensibilité la rend parfois susceptible, ombrageuse ; son imagination grossit, exagère les objets. Si, lorsqu’elle aime, elle se donne sans réserve, elle exige également beaucoup de ses amis ; d’aucuns la trouvent impérieuse dans ses affections. La passion qu’elle apporte en tout égare par instans son jugement et l’entraîne jusqu’à l’injustice ; on pourrait croire, à certaines heures, qu’elle perd la possession d’elle-même : « Mon âme, confesse-t-elle un jour, a la fièvre continue, avec des redoublemens, qui me conduisent souvent jusqu’au délire ! » Mais ces dispositions dangereuses, dont au surplus elle fut la première à souffrir, se montrèrent surtout par la suite, sous la double influence de l’infortune et de la maladie. À cette aube de son existence, elles n’existaient encore qu’en germe. Son caractère avait été mûri, mais non aigri, par les soucis précoces : « J’ai connu la douleur de bonne heure, écrit-elle, et elle a cela de bon qu’elle écarte bien des sottises. J’ai été formée par ce grand maître de l’homme, le malheur. »


Telle apparut Julie de Lespinasse à Mme du Deffand dans les longs entretiens qu’elles eurent, en cette saison d’automne, sous le dôme verdoyant des avenues du parc de Champrond. Au contact de ce jeune esprit, de cette âme si vibrante, si chaleureuse, si pleine d’élan, la vieille marquise sentait se fondre peu à peu la glace de son scepticisme ordinaire, et s’envoler cette ombre de méfiance qui embrumait ses plus vraies affections. L’intérêt qu’elle prenait au triste sort de l’orpheline se renforçait de son admiration pour les trésors de cette intelligence. « Vous avez