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hostilité, qui s’étendit progressivement à toute cette branche de sa famille, et dont ses lettres, comme son testament, portent des traces nombreuses et manifestes : « Je me disais, écrira-t-elle vingt ans plus tard à Aboi de Vichy, que j’aurais toute ma vie à me plaindre de tout ce qui porte le nom d’Albon ou qui y appartient, et que telle était ma destinée[1] ! »

De ce jour, son parti est pris : elle quittera sa province pour la grande capitale, et son obscur couvent pour le logis mondain de Saint-Joseph. À ce revirement imprévu, on juge la joie de la marquise : « J’espère, ma reine, lui mande-t-elle aussitôt, que vous n’avez pas besoin de vous consulter de nouveau… Ne vous faites point de noir ; j’espère que dans le courant du mois de mai nous serons contentes l’une et l’autre, et l’une de l’autre. » La chose pourtant n’était point encore faite ; et le seul bruit de cette résolution provoquait dans toute la famille, tant du côté d’Albon que du côté Vichy, un déchaînement universel, une vraie levée de boucliers. C’est toujours l’éternelle frayeur de quelque entreprise de Julie pour effacer la tache de sa naissance, et, selon l’expression de la duchesse de Luynes, « la crainte que dans Paris elle ne trouve des conseils et des ressources pour se donner un état[2]. » Ils n’ont pas plus confiance dans les précautions prises par Mme du Deffand[3]que dans les promesses par écrit obtenues de Julie « d’oublier qui elle est, » de ne pas se livrer « à la plus petite tentative. » Si vive est leur angoisse, que Mme du Deffand paraît en être un instant ébranlée et se fonde moins, pour combattre leurs inquiétudes, sur les engagemens pris par Mlle de Lespinasse, que sur le peu de chances qu’auraient ses prétentions. « Je ne suis pas assez sotte pour me flatter qu’aucune raison d’amitié, de reconnaissance, ni de crainte, pût l’empêcher de réclamer son état, si elle y trouvait de la possibilité : mais, comme il n’y en a aucune, et qu’elle a beaucoup d’esprit, j’ai tout lieu de croire qu’elle ne fera aucune tentative. »

C’était connaître mal, pour le dire en passant, la hauteur

  1. Lettre du 1er janvier 1774. Archives de Roanne.
  2. Lettre du 7 avril 1754.
  3. « Dans le couvent, écrit Mme du Deffand, je ne pourrais pas savoir ce qu’elle ferait, comme je le saurai quand elle sera auprès de moi, où, sous prétexte de bienséance et de considération, je ne la laisserai jamais sortir qu’avec des personnes de confiance, ou bien accompagnée de quelqu’un de mes gens. » (Lettre du 8 avril 1754.)