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Mon grand-père aimait le coin de terre où s’étaient établis les Irlandais, ses ancêtres, où il avait vécu pendant trente-cinq ans avant de partir pour Mayence. Ses travaux terminés, il n’eut plus qu’une pensée, rentrer à Rehon dans la maison paternelle et y élever ses enfans. Il s’y installa définitivement en 1812 et n’en bougea plus. Jusqu’à sa mort, il y exerça une sorte de magistrature pacifique, il y remplit les fonctions de maire pendant quarante ans, consulté par ses administrés sur toutes les questions, leurs donnant volontiers des conseils, se dérangeant même pour eux, mais sans pitié pour les délinquans, dur aux coquins, secourable au pauvre monde. Depuis mon enfance je l’ai connu sous ces différens aspects. Il ne fronçait les sourcils que par nécessité, malgré lui en quelque sorte, lorsqu’on le poussait à bout. Au fond, il n’y avait pas d’homme plus sensible et meilleur. Nous attendions avec impatience comme les jours les plus heureux de notre année les mois de vacances que nous passions sous son toit. Que de choses j’ai apprises de lui ! Avec une curiosité enfantine, je ne cessais de l’interroger sur les événemens de sa vie. Né sous Louis XV, il avait vu Louis XVI et Marie-Antoinette à la messe des Tuileries, il avait assisté à la bataille livrée près d’Arlon aux Impériaux par les troupes françaises, il s’était entretenu cent fois avec l’Empereur. Il parlait de tout cela, très simplement, sans jamais se vanter. Ce qu’il ne disait pas, mais ce que nous savions par les récits de ma grand’mère, c’est que, sous la Terreur, il avait risqué sa vie en cachant dans sa maison des aristocrates poursuivis.

Sa conversation était au plus haut degré celle d’un honnête homme, défendu contre tous les pièges de la vie par son bon sens et par sa droiture naturelle. Il avait traversé l’Ancien Régime, la Révolution, l’Empire, la Restauration, le gouvernement de Juillet, sans se mêler beaucoup de politique. Quoiqu’il fût très réservé sur ce chapitre, on devinait en lui l’homme de 89, qui ne regrettait rien de la vieille monarchie, auquel l’échafaud avait fait horreur, que les désastres de l’Empire avaient guéri de l’Impérialisme, et qui se reposait avec satisfaction sur l’oreiller de la monarchie constitutionnelle. En sa qualité d’Irlandais et de Lorrain, deux races batailleuses, il aurait peut-être aimé la guerre si la guerre n’avait amené deux fois l’étranger chez lui. Il se rappelait que le duc de Brunswick, en 1792, avait pris Longwy, traversé Rehon, et campé tout près de là, à la ferme