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mission qu’il remplissait à l’étranger, il avait appris du même coup la naissance et le délaissement de son fils ; et comme, étant marié, il ne pouvait le reconnaître, il assumait la tâche de veiller sur ses jours et de pourvoir à son éducation.

Mme Suard, qui tenait l’histoire de la bouche même de d’Alembert, décrit, dans une page pittoresque, le rude soldat courant Paris dans son carrosse à la recherche d’une nourrice, tenant roulé dans son manteau un petit être souffreteux, — la tête « grosse comme une pomme, » les mains comme « des fuseaux, » que terminaient des doigts « aussi menus que des aiguilles, » — et partout rebuté, car aucune femme ne voulait se charger d’un nourrisson qui paraissait « au moment de son dernier souffle. » Errant toujours de rue en rue, il arrivait enfin au faubourg Saint-Antoine, où une bonne âme, Mme Rousseau, femme d’un modeste vitrier, s’émouvait de pitié, recueillait le petit moribond, lui sauvait la vie par ses soins, lui tenait lieu de mère, jusqu’à l’âge où Destouches jugeait utile de mettre l’enfant au collège. Je passe sur ses brillantes études, sur ses premiers succès de bachelier, de maître ès arts, puis d’étudiant en droit et en médecine, enfin de géomètre, de chimiste et de physicien. Chemin faisant, il avait modifié son nom : Lerond était devenu d’Aremberg, puis d’Arembert, puis enfin d’Alembert, sans qu’on sache le pourquoi de ces transformations.

Destouches, mort en 1726, lui avait légué pour fortune une petite rente de 1 200 livres, qui, grâce à son économie, suffisait pour le mettre à l’abri du besoin ; et il prenait pension chez sa mère adoptive, la compatissante vitrière, qui l’hébergeait dans son « taudis » de la rue Michel-le-Comte. C’est dans ce quartier reculé, au fond de cet humble réduit, qu’un caprice de la mode vint chercher d’Alembert et, du jour au lendemain, en fit un homme en vogue, un de ces invités de choix qu’on se dispute, pendant quelques saisons, dans tous les salons de Paris.

Mme Geoffrin, si l’on en croit Mme de La Ferté-Imbault, eut la gloire de ta découverte. Toujours à l’affût des célébrités en tous genres, et spécialement jalouse de s’entourer d’astres nais-sans, elle attira chez elle ce jeune savant, que tous ceux qui le connaissaient, maîtres et condisciples, représentaient comme un « prodige » et un futur génie, et dont ils vantaient, en même temps, la simplicité d’âme, l’esprit divertissant et l’intarissable gaîté. C’est par ces dernières qualités, — si surprenant qu’il semble