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conservé le beau rôle dans l’opinion de ses contemporains comme devant la postérité. Nous allons la voir, au contraire, avec cette maladresse qui n’appartient qu’aux gens d’esprit, se donner prochainement toute l’apparence de l’injustice et de la tyrannie, perdre en quelques instans le bénéfice d’une longue patience, et s’engager dans un combat d’où elle ne pourra pas sortir avec les honneurs de la guerre.


VI

Entre d’Alembert et Julie, l’intimité se resserrait en raison même de leur refroidissement envers la marquise du Deffand. On en eut une preuve manifeste lors du voyage en Prusse que le premier dut faire en 1763, au lendemain du traité de paix qui mettait fin à la guerre de Sept Ans. D’Alembert, comme beaucoup des chefs de l’Encyclopédie, n’avait jamais manqué, pendant tout le cours de cette guerre, d’exprimer « le tendre intérêt qu’il portait au succès de Frédéric de Prusse, le roi philosophe[1]. » De même, il le félicita chaudement de la conclusion du traité, qui consacrait la défaite de nos armes. Frédéric riposta par une invitation pressante à le venir voir à Potsdam ; le « marquis de Brandebourg, » — comme le Père Paciaudi surnomme railleusement d’Alembert, — crut nécessaire, encore qu’à contre-cœur, de déférer à ce désir royal. Il fut absent trois mois, durant lesquels, par chaque courrier, Julie reçut une lettre longue et détaillée, contant par le menu tous les incidens du voyage et toutes les impressions du voyageur. Nous n’en possédons par malheur qu’une copie faite par Mlle de Lespinasse[2], copie sans doute abrégée, expurgée, peu fertile en informations, sauf quelques rares passages, sur ce qui touche personnellement les deux correspondans. C’en est assez toutefois pour apprécier quelle confiance absolue d’Alembert place en cette amie, quelle pensée fidèle il lui garde, de quel poids décisif elle pèse sur toutes ses déterminations.

Quand Frédéric insiste pour qu’il se fixe définitivement à sa cour, lui promettant la présidence de l’Académie de Berlin, un logement à Potsdam, et douze mille livres de pension, d’Alembert, malgré sa misère, décline ces propositions séduisantes,

  1. Morellet, Mémoires.
  2. Œuvres inédites de d’Alembert, publiées par M. Charles Henry.