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Comme la tâche qui lui incombe, la mesure de la force navale nécessaire n’a cessé de s’élargir. Pendant quelques années, on s’en tint à la mesure du two-power standard, mesure déjà ancienne, puisqu’elle avait été préconisée par Cobden lui-même, et qui est la force que peuvent aligner ensemble les deux plus puissantes marines étrangères. Ces deux plus puissantes marines étrangères étaient, il y a peu de temps encore, celles de la France et de l’Italie. Puis la marine de l’Italie resta stationnaire, et bientôt les forces navales de la Russie prirent un tel développement que l’Amirauté anglaise dut établir ses plans et devis, non plus sur la mesure des forces combinées de la France et de l’Italie, mais sur la force totale que représentaient les flottes réunies de la France et de la Russie.

Le two-power standard cependant ne tarda pas à être suranné. Il n’avait jamais eu en réalité d’application que poulies cuirassés, selon les uns, pour les cuirassés et les croiseurs, d’après les autres. Quelle qu’eût été sa limite d’application, il n’eut plus de valeur, dès que l’on vit surgir trois nouvelles forces navales que quelques années suffirent à rendre inquiétantes : la marine japonaise dans l’Extrême-Orient, la marine américaine dans l’Occident ; la marine allemande aux portes mêmes de la Grande-Bretagne. On imagina de substituer un three-power standard au two-power standard. Il fallait que désormais l’Angleterre fût en état de résister à une coalition des trois plus puissantes marines étrangères. La nouvelle mesure ne fut pas aisément admise, d’autant que résister ne pouvait suffire, l’Angleterre sur mer ne devant en aucun cas se résigner à la défensive, qui ne peut signifier pour elle que la ruine ou la capitulation à bref délai. On ne parla plus que pour la forme d’une mesure de valeur, et le principe nouveau peut se formuler ainsi : quel que soit le nombre et quelle que soit la force de ses ennemis possibles sur mer, il faut que l’Angleterre soit en état de les attaquer, de les battre, de les pourchasser, de tenir la mer libre pour l’immense flotte de commerce chargée d’apporter au peuple anglais et à l’industrie anglaise leur nourriture quotidienne[1].

  1. »La dépense pour la marine est énorme, mais la seule question à examiner est celle-ci : cette dépense donne-t-elle à l’Angleterre la sécurité ? L’ancienne mesure de balance du pouvoir naval a été altérée par le fait que de nouvelles marines d’une puissance formidable ont surgi à l’existence. Il ne s’agit plus d’avoir une marine égale aux marines combinées des deux plus fortes puissances navales ; cette ancienne base de proportion ne peut plus suffire. » (Réponse de lord Selborne, août 1904, à la Chambre des lords, à un discours de lord Brassey.) — « A l’époque où il y avait encore peu de puissances maritimes, le two-power standard était suffisant. Que l’Angleterre eût assez de navires et assez de marins pour être à peu près assurée de pouvoir triompher des marines de deux puissances coalisées, elle pouvait se tenir pour satisfaite. Mais les dernières guerres ont montré quelles difficultés l’exercice des usages et des privilèges de l’état de guerre peut faire surgir entre les belligérans et les neutres. C’est l’intervention possible de puissances navales neutres dans un conflit éventuel de la Grande-Bretagne avec une, deux ou trois puissances, qui peut modifier brusquement la balance à son détriment et la livrer aux périls extrêmes. Aujourd’hui, il n’est plus de mesure fixe, car l’Angleterre doit être prête non seulement à lutter contre tous les antagonistes européens avec lesquels elle peut être en conflit, mais à maintenir encore son attitude à l’égard des neutres. » (Vicomte Goschen, Chambre des lords, 22 mars 1905.)