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Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 27.djvu/461

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auprès de la belle Juliette et dans le brillant cortège de ses soupirans la figure que fait cet amoureux timide, passionné, discret et qui se change bientôt en une sorte de directeur de conscience et de « Platon domestique. » Sa laideur, sa timidité, sa gaucherie furent proverbiales. Quand il fut présenté à Mme Récamier à Lyon, en 1812, par Camille Jordan, il était presque un débutant de lettres : il avait trente-six ans ; il venait de composer les Fragmens qu’un amour malheureux lui avait inspirés ; il travaillait à son Antigone ; il ne se doutait pas que pour prêter à son héroïne idéale toutes les beautés il allait être obligé de les emprunter à une personne réelle.

Dès la première rencontre avec Mme Récamier, on peut dire qu’il lui appartient. Il s’en explique avec d’adorables obscurités de langage ; car le même embarras qu’éprouve Ballanche à tirer au clair ses idées philosophiques et sociales, on le trouve aussi bien dans sa façon de parler d’amour. Voici un bout de déclaration dont Molière aurait tiré parti : « Vous savez que je ne pouvais comprendre votre coquetterie ou ce à quoi vous donnez ce nom, car je n’y crois point encore. En effet, jamais nulle n’a eu moins besoin d’être coquette, comme nulle n’a jamais moins eu besoin d’être belle. C’est donc, à mon avis, en pure perte, que vous auriez été coquette, puisque vous êtes si belle, comme le Créateur, de son côté, aurait pu vous faire moins belle, puisqu’il avait résolu de vous accorder si libéralement ce qui peut suppléer le plus à la beauté. Pardon, Madame, de ce ton léger… » C’est le dernier trait qui est ici la merveille, et l’on peut juger par cet exemple combien pèsent les « légèretés » de Ballanche ! On a retrouvé de lui des lettres enflammées qu’il n’avait pas osé envoyer. Au surplus, il savait, à l’occasion, trouver la note juste et faire comprendre le véritable caractère de son affection dévouée et désintéressée. « Ma pauvre vie n’est qu’un reflet de la vôtre… Je n’ai point de destinée à moi… C’est à moi de suivre votre destinée et non point k vous d’obéir à la mienne, parce que je n’en ai point, parce que vous êtes une créature d’un ordre bien plus élevé que moi. » Il aurait voulu rendre service à Mme Récamier, lui faire du bien ; ce sentiment, se mêlant à une sorte de jalousie plus ou moins consciente, fait qu’il surveille les relations de Juliette, épie l’état de son cœur. A son avis, le grand danger vient pour celle-ci de ce qu’elle a l’esprit inoccupé. Il voudrait à toute force qu’elle entreprît un travail de littérature. Pourquoi n’écrirait-elle pas ? « Montrez-nous un talent qui n’ait rien de factice, rien d’apprêté, rien de fait, rien de convenu. Vos impressions naïves sur le monde, sur les lettres, sur ce que