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1891, pendant les belles fêtes du centenaire de la mort de Mozart, je n’ai pas trouvé mon plaisir habituel en écoutant Don Juan et la Flûte enchantée ; devant ces chefs-d’œuvre que nous a laissés Mozart, je pensais involontairement à ceux qu’il aurait eu à nous offrir encore, et que la mort l’avait forcé à emporter avec lui. Et, pareillement, je m’étonne aujourd’hui que l’Allemagne, avec tant de motifs qu’elle a de bénir la naissance de Schiller, s’accommode aussi volontiers de fêter sa mort.

Celui-là, en vérité, a vécu dix ans de plus que Mozart : mais il a précisément employé ses dix dernières années à recueillir les élémens d’un art dramatique nouveau, que la mort l’a empêché de réaliser. Son Wallenstein (1796-1798), sa Marie Stuart (1800), sa Fiancée de Messine (1802), même son Guillaume Tell (1803), tout cela n’était encore qu’une série d’ébauches, partielles et imparfaites, du grand drame poétique dont l’idée lui était apparue dès 1795, sous la double influence de l’étude des anciens et de ses relations avec Goethe. Et quand enfin, dans les premiers mois de 1805, il a voulu récolter le fruit de ce long effort, quand il a voulu offrir aux Allemands, avec son Démétrius, un modèle achevé de ce drame à la fois classique et romantique, plein de vérité et plein de beauté, joignant à la passion fiévreuse des Brigands l’harmonieuse noblesse des tragédies grecques, la mort est survenue, qui l’a arrêté. De telle sorte que cette mort a été, pour l’Allemagne, une véritable catastrophe, et probablement à jamais irréparable : car le fait est que ni le génie de Frédéric Hebbel, ni le talent de Kleist, de Grillparzer, et de M. Hauptmann, n’ont réussi, depuis cent ans, à rien créer qui égale l’admirable mélange de réalité et de poésie que promettait le premier acte de Démétrius. Sans compter que, pour Schiller lui-même, et dans les circonstances où elle s’est produite, cette mort a eu un caractère si particulièrement lamentable qu’on voudrait écarter toute occasion de se la rappeler. Après vingt ans de misère, d’inquiétude, de luttes douloureuses contre soi et contre la destinée, le poète commençait à voir s’accomplir ses rêves les plus chers. Il avait pu s’installer à Weimar, y acheter une maison, la meubler et l’orner à sa fantaisie : dans une lettre du 21 août 1804, il décrivait à sa femme les beaux changemens qu’elle y trouverait, à son retour d’Iéna. Et puis la gloire lui arrivait, avec la fortune : le grand Goethe, de plus en plus, le traitait en égal, les princes lui prodiguaient les marques de leur faveur, toutes les scènes allemandes acclamaient son Guillaume Tell ; et enfin, il avait devant lui ce Démétrius, qui allait montrer au monde le maître qu’il était. « Maintenant je