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Au fond, la création poétique de Gœthe était dorénavant inaccessible à l’influence de Schiller. « Je me suis toujours efforcé de tenir bon, dans mes relations avec lui, disait plus tard Goethe à Eckermann, et de défendre mes ouvrages et les siens contre des influences de cette sorte. »

Mais, en revanche, Schiller a exercé une influence presque incommensurable sur toute l’évolution intime du génie de Gœthe ; et ce n’est que par l’entremise de Schiller que Gœthe est parvenu à la pleine et dernière conscience de lui-même. Si Gœthe a été pour Schiller un miroir, je dirais volontiers que Schiller, à son tour, a été pour lui un flambeau. Il a projeté en lui une lumière qui a eu pour effet de lui faire approfondir définitivement sa conception de la nature et toute sa philosophie. Jusqu’alors, Gœthe avait oscillé entre un vague mysticisme spinoziste et un naturalisme encore primitif et confus. C’est Schiller qui, — et dès le début de leurs relations, — lui a signalé cette confusion qui régnait dans sa pensée ; après quoi il l’a initié, autant qu’il l’a pu, à la vraie critique de la connaissance, telle que l’avait fondée Platon, et telle qu’elle venait d’être définitivement formulée par Emmanuel Kant… Mais son influence sur Gœthe ne s’est point bornée là. Il y avait chez Gœthe un fonds latent d’idéalisme, aussi bien intellectuel que sentimental, que les diverses circonstances de sa vie intérieure l’avaient toujours empêché de mettre en valeur ; et c’est encore à Schiller qu’il a dû d’en prendre conscience. Jusqu’alors c’était comme si, volontairement, il se fût lié les ailes : c’est Schiller qui, vraiment, les lui a déliées.


Et M. Chamberlain nous rappelle, en terminant, les nombreux passages des lettres et des entretiens de Gœthe où celui-ci, durant toute la suite de sa vie, a noblement proclamé le bienfait qu’avait été pour lui l’amitié de Schiller. Amitié dont le seul souvenir devrait suffire, en vérité, pour imposer aujourd’hui aux jeunes lettrés allemands un ton plus respectueux à l’égard d’un homme qui, avec cela, et autant par ses défauts que par ses qualités, répond bien plus exactement que Gœthe à l’idéal poétique inné de leur race. « Schiller, — écrivait Gœthe au musicien Zelter, — avait d’instinct en lui la tendance chrétienne : il ne pouvait toucher à rien de commun sans aussitôt l’ennoblir. » Mais hélas ! c’est précisément cette « tendance chrétienne » que l’on entend faire expier aujourd’hui au malheureux Schiller, plus encore que la maladresse de son art et la fougue trop facile de son romantisme. La littérature proprement dite ne joue qu’un rôle accessoire dans la « question Schiller ; » et peut-être le jour n’est-il pas éloigné où la jeunesse allemande, définitivement libérée de la fâcheuse influence de Nietzsche, pardonnera à l’auteur de Guillaume Tell ses préjugés « moraux, » en considération de ce don qu’il a eu « d’ennoblir tous les sujets où il a touché. »


T. DE WYZEWA,