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toge. Est-ce, comme il se plaît à le supposer, la sympathie qu’on éprouvait pour lui et le sentiment du danger qu’il venait de courir qui décida les électeurs ? toujours est-il qu’avec l’inévitable Silanus ils nommèrent Murena, et que Catilina fut encore une fois battu.

La lutte eut un épilogue. Sulpicius, qui avait naturellement une très bonne opinion de lui-même et regardait la science où il excellait comme fort au-dessus de tout le reste, ne pouvait pas comprendre comment on avait préféré un soldat à un jurisconsulte, et il se persuada très vite que Murena ne pouvait devoir son succès qu’à des manœuvres coupables. Avec l’aide de Caton, un grand homme de bien, mais un assez petit esprit, il s’empressa de le déférer aux tribunaux. Cicéron, qui avait jusque-là soutenu Sulpicius, une fois Murena nommé, n’hésita pas à prendre sa défense. Il avait raison : on ne devait pas faire courir de nouveau la chance à la république de tomber dans les mains de Catilina ; il fallait qu’aux calendes de janvier elle eût ses deux consuls pour la protéger. Ce plaidoyer était donc une bonne action, ce fut en même temps un fort beau discours ; il n’en a guère prononcé de meilleur. On ne revient pas de la surprise qu’on éprouve en le voyant dans des circonstances si graves (c’était fort probablement entre la seconde et la troisième Catilinaire), au milieu des inquiétudes mortelles que lui causait la conjuration, quand sa vie était à chaque instant menacée, se charger d’une affaire criminelle et la plaider avec tant de verve et de bonne humeur. Mais ce n’était pas une charge pour lui, c’était un divertissement et une distraction qu’il se donnait. Il était heureux de s’évader un moment de la politique pour retourner à ces débats judiciaires qui étaient son domaine naturel ; du premier coup, dès qu’il y mettait le pied, il retrouvait sa liberté d’esprit, sa gaîté, sa malice, et oubliait tout le reste. Sans doute Sulpicius et Caton étaient ses amis ; mais n’est-ce pas de ses meilleurs amis qu’on connaît le mieux les défauts ? Il savait, par une expérience de tous les jours, qu’il y avait chez le bon Sulpicius un fond de légiste vétilleux et de doctrinaire gourmé, que l’honnête Caton était le plus têtu et le plus maladroit des hommes, et il ne résista pas au plaisir de le dire. On dut rire de bon cœur au Forum, en entendant ces portraits du jurisconsulte qui débite solennellement ses petites formules, et du stoïcien rigoureux qui proclame « que, toutes les fautes étant égales, on n’est pas plus coupable d’étrangler son père que de