Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 27.djvu/701

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

m’emportèrent vers le patio. Je ne pouvais plus me traîner, j’étais exténué. Sous la galerie du patio, un matelas recouvert d’un drap m’avait été préparé par le foulon. Il m’engagea à m’y reposer jusqu’à l’aube, m’apporta des cigarettes, une tasse de thé, et s’en alla.

Une fois étendu sur les draps frais du matelas, je goûtai un bien-être inexprimable, — quelque chose comme le réveil de la vie, au début d’une convalescence. Mon corps était brisé, mais je constatais en moi une lucidité d’esprit extraordinaire, une agilité, une acuité surprenantes des sens, cette espèce de libération de la matière qu’on éprouve dans les rêves. C’était un état voluptueux et candide. J’habitais un monde étrange et silencieux. Le murmure du jet d’eau dans la vasque, la respiration des dormeurs couchés à côté de moi ne faisaient que rythmer ce silence. La blanche colonnade du patio brillait doucement à la clarté des veilleuses, et, tout le long des murs, les corps disséminés formaient des entassemens plus sombres. Des apparences fantômales se levaient par instans, semblaient flotter sous les arcades. Et l’air tiède était tout chargé de parfums : odeurs de cigarettes musquées, de cumin, de santal et de girofle…

Lorsque je sortis de ma somnolence, les premiers rayons du jour filtraient déjà par les ouvertures du patio. Mes voisins agenouillés se prosternaient pour la prière matinale. Je me rhabillai et je m’enfuis au plus vite, dans la crainte de me gâter cette nuit par le spectacle de misères ou de vulgarités probables.

Je remontai la rue de l’État-Major, dans toute l’allégresse du soleil levant. Mes muscles avaient une élasticité singulière. J’escaladais les marches des rampes aussi lestement que les chèvres maltaises, qui se bousculaient, à mon passage, en agitant leurs grelots. Enfin j’atteignis la trouée de la Casbah. Les maisons en étages se teignaient de toutes les nuances délicates de l’aurore. Devant moi, un cyprès solitaire dressait son aiguille noire entre les quatre murs découronnés d’une masure tout entière peinte en bleu. En face, le golfe étalé resplendissait sous les brumes diaphanes. Les phares s’éteignaient… J’étais heureux d’un bonheur sans bornes…

Mais j’entends les criailleries des enfans qui jouent aux billes sur les pavés romains… Alger et ses bains maures, ses carrefours et ses ruelles ombreuses, toutes ces images s’effacent. Je suis à