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Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 27.djvu/886

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passés tour à tour en revue, se formulaient en théories avant que la Révolution substituât les faits aux idées. Auprès de ces cercles fameux, — pour ne parler que des trois plus connus, — il semblait malaisé d’en ouvrir un nouveau, surtout pour une fille sans fortune et d’origine irrégulière, qui conviait ses amis dans la maison d’un menuisier, où, trop pauvre pour leur offrir dîner, souper ni collation, elle se contentait, comme dit Grimm, de leur donner « à digérer. » Le succès fut pourtant éclatant et rapide. Au bout de quelques mois d’essai, chaque jour, de six heures à dix heures du soir, le modeste salon aux rideaux cramoisis s’emplissait jusqu’à déborder de visiteurs de choix, hommes de Cour, hommes de lettres, hommes d’épée, hommes d’Église, ambassadeurs, grandes dames, toute l’innombrable armée de l’Encyclopédie, depuis les chefs de file jusqu’aux corps auxiliaires et aux tirailleurs isolés, tous délaissant avec entrain, pour gravir les marches de bois de l’étroit escalier, les plus riches hôtels de Paris, oubliant sans regret, dans le feu des causeries, les soupers, les bals, l’Opéra, les capiteuses attractions du grand monde.

Parmi les causes de cette prompte réussite, une des plus apparentes est le patronage officiel et la présence constante de d’Alembert. On a beaucoup écrit sur la domination, la royauté intellectuelle de la femme au XVIIIe siècle, sur le « gouvernement » qu’elle exerce « sans défaillance, sans apathie, sans interrègne[1], » dans le domaine des idées, sur l’espèce de revanche qu’elle prend, à cette époque, de la suprématie si longtemps dévolue au sexe masculin. Loin de moi la pensée de contester cette affirmation. Je reconnaîtrai même que, cet empire qu’elle a conquis, la femme s’en montre souvent digne par l’étendue de son esprit, par la forte culture de son intelligence, par son application à tout apprendre, à tout comprendre, à suivre le progresses connaissances humaines, qu’il s’agisse de littérature, de science, de politique. Aussi jamais plus clairement qu’en ce temps ne comprit-on le charme et l’avantage, fût-ce dans la plus docte assemblée et dans la discussion des questions les plus hautes, de mélanger aux fronts ridés des savans, des penseurs et des réformateurs quelques-uns de ces fins visages que nous a conservés La Tour, à l’œil vif et perçant, à la lèvre

  1. Goncourt, la Femme au XVIIIe siècle.