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apportiez une grande négligence, et cette pensée me fait souvent mal. Je vous désirerais du bonheur, si je croyais qu’il y en eût dans cette triste vie, mais je me souviens qu’il peut y avoir du calme et du repos, et je voudrais que le vôtre ne fût pas troublé par les inconvéniens attachés à la mauvaise fortune. Ce n’est pas pour moi que je crains la pauvreté ; elle ne me paraît que la privation d’un avantage ; mais pour mes amis, je la sens comme la douleur. » Rien de plus opportun que ces exhortations. Pauvre « à mourir de faim, » marié par sentiment à une femme qui n’avait que sa sagesse et sa beauté pour dot, Suard, au moins dans sa jeunesse, était en effet de ces gens qui vivent au jour le jour sans songer au lendemain, et comptent sur le hasard pour le pain quotidien. Ce détachement exagéré, mélange d’insouciance et d’orgueil, mettait hors d’elle Mme Geoffrin, protectrice attitrée du littérateur famélique ; certain jour, indignée qu’il eût manqué, faute d’une simple démarche, un emploi lucratif : « Quand on n’a pas d’argent, lui dit-elle d’un ton sec, on ne doit pas avoir de fierté. — Au contraire, madame, répliqua-t-il vivement, c’est alors surtout qu’il en faut, car sans cela on n’aurait rien ! »

Avec moins de rudesse sans doute, et certainement plus de succès, Julie ne se lasse pas de répéter la même antienne, et elle travaille avec persévérance à faire malgré lui la fortune de cet indifférent. Ce fut elle qui le décida, en dépit de sa résistance, à poser sa candidature au siège académique vacant par la mort de Duclos ; on a conservé le billet qui triompha de ses refus[1]. « Je vous demande, au nom de la raison, que je par le quelquefois, et au nom de l’amitié et du tendre intérêt qui m’animent toujours, de ne pas vous obstiner à vous conduire contre vos intérêts et contre l’opinion et le désir de vos amis, qui se réunissent tous pour vous engager à vous présenter à l’Académie. N’y eût-il que pour l’empêcher de faire un choix médiocre ou plat, vous devriez en conscience l’engager à vous préférer. Je n’entreprends pas de vous citer les raisons invincibles que vous avez pour prétendre à l’Académie ; tous ceux qui la composent, ou du moins tous ceux qui sont dignes d’être nommés, le sa veut et le sentent comme moi. En grâce, ne repoussez pas leur justice, leur justesse et leur intérêt, et n’affligez pas mon amitié, en vous refusant à

  1. Publié par M. Isambert, d’après le portefeuille de Hénault, passim.