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nous y présente qu’une humanité en dehors des voies communes, que des types d’exception.

Toute singularité est une monstruosité. Tout écart de la règle crée un danger de maladie. Il serait aisé de montrer que les héros du roman personnel, à quelque titre que ce soit, sont tous des malades. Ils ont d’abord la maladie de l’orgueil, l’hypertrophie du Moi. Delphine brave l’opinion ; c’est dire qu’elle a assez confiance en elle-même, en sa valeur morale et en la fermeté de son jugement, pour s’opposer au sentiment de tous et pour s’affranchir de règles qui ont été lentement élaborées pendant des siècles par le travail de la conscience universelle. Corinne ne cesse de se décerner à elle-même le titre de femme supérieure ; et non seulement elle ne doute pas un instant de cette supériorité, non seulement aucun instinct ne l’avertit que cette supériorité, fût-elle réelle, se réduirait encore à de bien minces avantages, mais elle croit que cette supériorité l’élève au-dessus des règles de vie usitées pour le commun des mortels. Lélia aura même admiration pour son propre génie, et même confiance en soi. Oberman, c’est, à prendre le mot dans son sens littéral, l’homme supérieur, le surhomme. Toute la doctrine du surhomme est déjà en germe dans les romans personnels, et Nietzsche a pu l’y aller reprendre. Si René, par apitoiement sur ses maux, se qualifie d’enfant débile, il a soin de se faire décerner par Chactas l’épithète de « grande âme. » Et si Adolphe s’accuse de faiblesse, il garde à part lui la conviction que c’est une faiblesse distinguée dont peu d’hommes seraient capables. L’orgueil est le mal initial qui domine toute la psychologie de ces héros drapés dans l’admiration d’eux-mêmes.

Et la maladie chez eux prend toutes sortes d’autres formes. Werther finit par le suicide. Or on souffre d’aimer et on se désespère d’avoir perdu celle qu’on aime : on ne se tue pas par amour. Les amoureux qui se tuent, c’est qu’ils portaient en eux et mûrissaient depuis leur naissance ce dégoût ou cette horreur de la vie pour laquelle le dépit amoureux a seulement été une occasion de se manifester. Oberman est la confession d’un homme qui, physiquement, était un infirme. Cette infirmité se traduit dans l’ordre moral par les hésitations, les incertitudes, l’impuissance à fixer sa propre pensée, à retenir sa propre personnalité qui sans cesse se dissout et lui échappe. C’est par ce côté morbide qu’Oberman, trente ans après l’apparition du livre de Senancour, continuait de séduire une génération pour laquelle Sainte-Beuve portait la parole. Le critique notait, dans la Préface de l’édition de 1833, cette disposition mélancolique et souffrante du