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ces dons précieux, un art de composition exquis, la largeur et l’aisance des phrases, un ton familier, un style pur, une imagination riche et mesurée, et, à cause de tout cela, il ne peut être un philosophe. D’où il résulte que pour mériter ce titre, il faut n’être pas orateur, c’est-à-dire, mal composer, présenter ses idées sans agrément, avoir un style plat, manquer d’imagination. De la sorte ni Platon, ni Bossuet, ni Taine lui-même ne seraient des philosophes. Taine éprouve pour l’éloquence une telle antipathie qu’il y voit partout, même en dehors de la philosophie, une marque d’infériorité. Ainsi Racine et Corneille n’ont pas créé un seul personnage tout à fait vivant parce qu’ils ont fait des discours admirables ; et c’est parce que « Shakspeare n’en a pas fait un seul éloquent et concluant que toutes ses figures ont le relief, la vérité, l’animation, l’originalité et l’expression des physionomies réelles. » Il me semble cependant que c’est un discours des plus concluans et des plus éloquens qui aient jamais été prononcés, que celui que Shakspeare, dans Jules César, met sur les lèvres d’Antoine, et je ne comprends pas qu’on nie la vérité, l’originalité, la vie dans le Cid, dans Rodogune, dans Polyeucte, dans Andromaque, dans Phèdre.

En réalité, on peut bien composer, avoir un style pur, de l’imagination et n’être pas éloquent, tandis que maints orateurs ont remué les auditoires bien qu’ils composassent mal, eussent un mauvais style et peu d’imagination. L’éloquence est comme la poésie une certaine disposition de l’âme, qui donne aux idées et aux sentimens, de quelque nature qu’ils soient, le mouvement, la vie, la chaleur, l’émotion. On peut aussi bien être éloquent en expliquant un problème scientifique qu’en soutenant une thèse philosophique et politique. J.-B. Dumas l’était en enseignant la chimie et François Arago l’astronomie. Du reste, le véritable grief du critique, ce n’est pas que Cousin soit orateur, c’est qu’il ait mal employé son éloquence, qu’il ait renversé le sensualisme, méconnu la méthode de Condillac, « un chef-d’œuvre de l’esprit humain, » et n’ait pas compris que la philosophie unique est celle qui supprime Dieu et, à la suite d’une série d’analyses, place la Nature au sommet d’un panthéisme matérialiste[1].

Le panthéisme matérialiste l’a emporté sur l’idéalisme platonicien.

  1. Je parle de Taine tel qu’il se définit dans sa critique de Cousin. Je ne m’occupe pas des transformations qui se sont opérées depuis dans sa pensée.