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I
Mon enfance, ma famille. — Je suis embarqué à l’âge de neuf ans sur les navires de la République.

J’ai soixante ans et je viens d’être mis en retraite ; j’ai servi mon pays pendant plus de cinquante ans, assisté à autant de combats, enduré la captivité et bien des souffrances morales et physiques : Dieu ne me les a pas épargnées, et cependant je veux que ma première parole en commençant ces souvenirs soit pour bénir sa main divine. J’écris ces notes pour mes enfans et pour ceux qui viendront après eux ; ils y verront que j’ai beaucoup travaillé, et j’espère qu’ils suivront mon exemple ; je ne leur laisserai point de fortune, mais un nom pur, disent les Livres Saints, vaut mieux que l’opulence, et je leur transmets le mien sans tache comme je l’ai reçu.

Je suis né à Rennes le 24 août 1784, et je suis le neuvième enfant de Messire Pierre Gicquel, chevalier, seigneur des Touches et de dame Thomasse Le Blanc de la Roberie. Fils de mes œuvres, j’ai passé mon enfance sur les navires de la République et j’y ai appris qu’un homme ne vaut que par lui-même, par son courage et par son esprit de conduite. Mon origine noble ne m’a été d’aucune utilité. Je désire cependant que mes enfans s’en souviennent, et qu’ils se montrent dignes d’un nom qui figure avec honneur dans l’histoire de Bretagne depuis plus de six cents ans.

Mon père était cadet de notre famille, dont l’aîné, qui portait le titre de marquis du Nédo, était maréchal de camp et habitait Versailles. Notre fortune avait été considérable jusqu’à l’incendie fameux qui détruisit, en 1720, la majeure partie de la ville de Rennes ; mon grand-père avait fait alors de grandes pertes, et, pour les réparer, avait sollicité des États de Bretagne le droit d’armer des navires, et de faire le commerce par mer. Je ne sais quel avait été le succès de ses entreprises, lorsqu’en 1756 les Anglais sans déclaration de guerre, et au mépris du droit des gens, s’emparèrent de tous les navires français qui sillonnaient les mers sur la foi des traités. Mon grand-père fut alors à peu près ruiné ; il arma des corsaires dont le succès ne rétablit pas ses affaires, et mourut en les laissant dans le plus triste état.

Mon père, après avoir connu, des restes d’opulence et mené