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la palme de l’héroïsme. Mais les gens qui vivent à terre en ont décidé autrement.

Nous rentrâmes donc à Brest, où je tombai malade assez gravement pour être envoyé à terre. Là j’appris que mon frère Olivier avait été embarqué, mais j’ignorai sa destination. J’écrivis à mon père dont la réponse ne me parvint pas, et c’est ainsi que, seul au monde dans un lit d’hôpital, j’accomplis ma dixième année.

Le 16 octobre, je fus rembarqué sur un navire d’un modèle ancien connu sous le nom de flûte ; celle-ci s’appelait la Ferme, et partait à destination de la Guadeloupe. Nous parvînmes, grâce à la brume et au mauvais temps, à tromper la surveillance de la croisière anglaise, et fîmes une traversée très dure pendant laquelle je pus comparer les mouvemens des mâts d’un navire à ceux des peupliers de Rennes, où s’était décidée ma vocation. Aux atterrages de la Guadeloupe nous rencontrâmes une division de trois frégates anglaises, qui nous donna la chasse, et notre capitaine, pour éviter d’être capturé, se jeta à la côte dans la baie de Saint-François ; puis il s’enfuit à terre dans les embarcations avec presque tout l’équipage. Quand je voulus prendre place dans un canot, les matelots me repoussèrent en me disant qu’ils étaient trop chargés, et qu’ils viendraient me prendre plus tard ; je restai donc seul sur ce navire désemparé, que la houle du large menaçait à tout instant de mettre en pièces.

Je n’étais cependant pas seul, car je trouvai un instant après le second du navire et une quinzaine d’hommes à moitié ivres, cachés dans la cale, et attendant la disparition des frégates anglaises pour achever de se gorger devin et d’eau-de-vie. Comme je ne savais pas assez bien nager pour atteindre le rivage, je demandai à un de ces hommes de m’aider à mettre à la mer une baille de lavage, dans laquelle je pensais pouvoir gagner la terre en battant l’eau avec des planches, mais je ne pus trouver chez aucune de ces brutes l’aide qui m’était indispensable. Alors la colère me prit ; je remontai sur le pont, et comme toutes les pièces avaient été chargées, et les boutefeux allumés pour le branle-bas de combat, je mis le feu à tous les canons successivement. Les Anglais, qui avaient cru la Ferme évacuée, armèrent des embarcations, et vinrent à bord où ils me trouvèrent toujours seul sur le pont et sonnant à toute volée la cloche du bord. Ils eurent malheureusement l’idée de pousser plus loin leurs recherches, et trouvèrent mes compagnons cuvant leur ivresse à