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qui, reconnaissant trop tard leur erreur, avaient abandonné leurs armes, courir affolés de toutes parts cherchant un moyen de salut. Manœuvrant à peine nous-mêmes, n’ayant pas une embarcation qui pût flotter, nous étions hors d’état de leur venir en aide, et notre seule préoccupation était d’éviter leur sort. Leur destruction fut d’ailleurs assez prompte ; les deux vaisseaux sautèrent en l’air à (quelques minutes d’intervalle, nous couvrant de cendres et de débris enflammés ; puis le silence et l’obscurité succédèrent à cette horrible scène.

Plus de deux mille hommes étaient tombés en un instant dans l’éternité. L’un des deux vaisseaux ayant négligé d’embarquer sa chaloupe, cette embarcation servit à sauver trente-six personnes qui abordèrent à Tarifa, L’historien James prétend que deux cent soixante-huit hommes furent recueillis par le Saint-Antoine : je ne l’ai jamais entendu dire et cela me paraît improbable, car au moment de l’explosion nous relevions les deux trois-ponts au N.-N.-E. et le Saint-Antoine au Sud-Est.

Notre attention fut bientôt attirée sur ce dernier vaisseau. Le Superb poursuivant avec une activité inlassable son rôle de vengeur, l’attaqua à 11 h. 50, et à minuit et demi le Saint-Antoine amenait son pavillon. Ce vaisseau, récemment cédé par l’Espagne à la France, était sorti très peu de jours auparavant de l’arsenal de la Carraque, n’ayant qu’un très faible équipage, les rôles de combat n’étaient pas même établis. Pour lui faire prendre la mer et ajouter une unité au chiffre de nos vaisseaux, on lui avait embarqué deux cents soldats espagnols, qui, au moment du combat, se réfugièrent dans les parties basses. Voilà dans quelles conditions son commandant, le brave capitaine Le Roy, avait à lutter contre un adversaire de la trempe du Superb. Heureusement pour lui, il reçut une grave blessure, et quand il voulut voir son second pour lui remettre le commandement, il fut impossible de trouver cet officier, qui s’était caché sur l’avant du mât de misaine, et qui n’arriva derrière que pour faire amener ses couleurs.

Ce malheureux événement, plus encore que l’incendie des vaisseaux espagnols, empoisonna pour nous la joie du triomphe. Nous avions espéré inaugurer une ère nouvelle de succès et de vaillance, et voilà qu’un vaisseau français se laissait amariner comme une gabare après quarante minutes de combat. Puissent au moins ces exemples servir à la postérité, et lui prouver que