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pas à avoir des nouvelles des acheteurs. » En effet, ils étaient rentrés chez eux, et, quelques instans après, ils apportaient toute la somme, y compris les frais de vente et droits de mutation.

Bien que la terre demeure le placement de prédilection, beaucoup de petits et moyens cultivateurs cherchent aujourd’hui à améliorer leur matériel, à compléter leur bétail, à faire des dépenses d’engrais ; c’est la sagesse même, et il faut répéter toujours la même chose parce que c’est toujours la même chose. La valeur mobilière, voilà le tentateur, voilà l’ennemi de l’homme qui cultive ; il commence par le 3 pour 100 ; puis le démon du jeu le saisit, il glisse vers l’Union générale, vers le Panama ; il y laisse sa peau et ; ses os, sort de là nu comme un petit saint Jean, désespéré. De combien de braves gens n’est-ce pas là l’histoire douloureuse ! Je me rappelle une femme arrivant en 1882 chez un agent de change à Lyon, montrant neuf cents francs serrés dans une serviette, et disant : « Tenez, voilà tout mon butin amassé sou à sou depuis vingt ans ; achetez-moi de ces papiers qui gagnent. » Et je voudrais répéter à nos amis de la campagne le conseil de Talleyrand : « Ne jouez jamais à la Bourse ; voyez mon exemple. J’étais ministre, je jouais sur des nouvelles sûres, et je me suis ruiné trois fois. »

Ayons le courage de signaler tous les points noirs. Voici peut-être le plus menaçant, double fléau pour les travailleurs des villes, fléau pour ceux des campagnes, qui sème la dégénérescence, la tuberculose, la folie, la ruine des corps, de la bourse et de l’âme, l’alcoolisme, qui est à l’ivrognerie ce qu’est le vice suprême au simple défaut, le canon Krupp au fusil à pierre, le requin au brochet. Certes nos aïeux ne brillaient guère par la tempérance, et Rabelais, Brantôme, beaucoup d’écrivains avant et après eux donnent là-dessus des détails fort édifians. Être Breton et ivrogne, c’est tout un, d’après Nicole qui, dans une lettre à Mme de Fontpertuis, affirme que la jeune Bretonne n’a pas à se préoccuper de savoir si son fiancé est ivrogne, « le défaut qui règne dans ce pays-là étant de s’enivrer, mais de savoir seulement s’il a le vin bon ou méchant ; aussi ne l’épouse-t-elle pas qu’elle ne l’ait vu ivre. » En France, affirme le docteur Lancereaux, le mot alcoolisme était jusqu’en 1850 à peine connu des médecins, et Léon Say confesse tristement : « On a pu comparer l’ivresse gaie, prompte à venir, prompte à partir, de notre ancienne Gaule, avec l’ivresse lente, envahissante, progressive, triste et poussant au