Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 28.djvu/466

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Je n’étais pas, à dire vrai, un passager d’entrepont. Quelque grand que fût mon désir d’observer la vie des émigrans sous ses pires aspects, j’avais en train un travail que je m’étais promis de finir durant le voyage : de telle sorte que j’avais suivi le conseil qu’on m’avait donné de voyager en « seconde cabine, » où, du moins, j’aurais une petite table à ma disposition. La seconde cabine était située à l’avant du bateau ; à droite et à gauche, au-dessus et au-dessous, s’étendaient des espaces occupés par les voyageurs de la dernière classe. De tous côtés, à travers la mince cloison de notre cabine, nous pouvions entendre les gémissemens de ceux de ces voyageurs qui avaient le mal de mer, le bruit de la vaisselle d’étain de ceux qui étaient en état de manger, les pleurs des enfans, terrifiés de la nouveauté de leurs impressions, ou le claquement, sur leur chair, de la main paternelle qui les châtiait.

Les compagnons de Stevenson, dans la seconde cabine, sans avoir pour lui l’intérêt de la foule plus diverse des émigrans de l’entrepont, ne laissaient pas d’offrir déjà à sa curiosité mainte figure originale et touchante. Il y avait là, d’abord, un groupe mêlé de Suédois, de Danois, et de Norvégiens, qui, avec leurs efforts malheureux pour parler anglais, ne devaient point cesser d’être une des principales distractions de la traversée. Il y avait un couple de jeunes mariés s’adorant au point de ne vivre que l’un pour l’autre, et dont on finit par savoir qu’ils s’étaient rencontrés, pour la première fois, devant la porte d’un pensionnat où la jeune femme achevait ses études ; et le jeune homme, dès ce même soir, avait obtenu la grande faveur de porter le paquet de livres de sa future femme. Il y avait une vieille dame, affreusement malade du mal de mer, qui employait tout son reste de vie à vérifier, sur sa montre, l’invraisemblable histoire qu’on lui avait dite de la différence des heures entre Glasgow et New-York. Enfin il y avait M. Jones, qui, tout de suite, allait devenir l’ami le plus intime de notre voyageur.

Dès l’instant où j’ai aperçu M. Jones, j’ai compris que je l’aimais. Sa figure m’avait fait supposer qu’il était Écossais : et son accent n’était pas pour me détromper : car de même qu’il y a une lingua franca, composée de diverses langues, dans les ports et sur les felouques de la Méditerranée, de même il s’est formé un accent commun entre les hommes de langue anglaise qui ont vécu en mer. Et ainsi je prenais M. Jones pour un Écossais ayant beaucoup voyagé : tandis qu’en réalité il était du Pays de Galles, et avait passé la plus grande partie de sa vie comme ouvrier dans une forge de son village ; quelques années d’Amérique avaient suffi pour transformer son accent sur le modèle commun. Tout récemment encore, il avait été marié, et presque un homme riche : à présent, sa femme était morte et son argent envolé. Mais mon ami était, par nature, un de ces hommes qui regardent