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pour lui aucun sens. Il avait oublié les simples émotions de l’enfance, et peut-être n’avait jamais rencontré les plaisirs de la jeunesse. Il ne croyait qu’à la « production. » Un jour, il s’avisa de m’entreprendre sur un thème bien imprévu pour moi : le paiement excessif de la littérature. Il se scandalisait que les hommes de lettres fussent mieux payés que les artisans ; car l’artisan produisait des machines à battre et des cheminées d’usines, tandis que l’homme de lettres, à l’exception de quelques manuels pratiques, ne produisait rien qui valût d’exister.

Mackay était un ardent bigot. À aucun prix, il ne voulait entendre parler de religion. Je l’ai vu perdre des heures entières à argumenter, sur ce point, avec toute sorte de pauvres créatures bien incapables de comprendre ni lui, ni elles-mêmes. Tout ce qui lui paraissait avoir chance de ralentir, sur terre, la production continue et frénétique du blé et des machines à vapeur, dans tout cela il voyait aussitôt une conspiration organisée contre le peuple. On pourrait supposer que ces opinions lui venaient du défaut de culture : mais non ; le fait est que Mackay possédait presque tous les élémens d’une excellente éducation libérale. Il avait étudié la philosophie et les mathématiques, et avait été élevé dans un milieu d’extrême piété. Cependant, il avait échoué à se réaliser pleinement lui-même ; il flottait comme une chose morte, à la surface du monde, sans espoir, ni préférence, ni but défini. Et je dois avouer que bon nombre de ses compatriotes, sur le Devonia, avaient une tendance à tomber dans les mêmes opinions vides et désespérées. Il y a décidément une chose que l’on ne peut guère apprendre en Écosse : et c’est, à savoir, le moyen d’être heureux.

On aimerait à apprendre ce que sont devenus tous ces pauvres gens : mais de cela, Stevenson, naturellement, ne peut rien nous dire. Ou plutôt il nous en dit ceci, qui semble bien confirmer ses craintes sur l’inutilité de l’émigration pour la plupart des passagers du Devonia : il rapporte qu’à New-York, pendant les vingt-quatre heures qu’il y a passées avant de se remettre en route, il a rencontré deux jeunes Écossais qui étaient arrivés en Amérique depuis plus d’un mois, deux garçons pleins de vigueur et de courage, prêts à entreprendre n’importe quel travail et à y réussir admirablement ; mais il ajoute que ni l’un ni l’autre n’étaient encore parvenus à gagner un sou. « Jusqu’alors, l’unique résultat de leur émigration avait été de leur faire dépenser les six guinées qu’avait coûté leur voyage. »

T. de Wyzewa.