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Cette délicate opération, Pascal l’avait en quelque sorte commencée lui-même, car « non seulement, à maintes reprises, il avait marqué lui-même par l’indication d’un titre le chapitre auquel le fragment devait se rapporter ; mais il avait aussi jeté quelques points de repère qui nous renseignent sur le but du chapitre et sur la liaison des fragmens qui le composent. » M. Brunschvicg a poursuivi et complété ce travail avec une conscience, une ingéniosité et un tact dont on ne saurait trop le louer. « La modestie même de notre ambition, écrit-il, nous permettait d’espérer que nulle part nous ne trahirions la pensée de notre auteur, que nous pourrions rendre intelligible la lecture intégrale des Pensées, que nous aurions en un mot rempli en conscience notre devoir d’éditeur. » Ce témoignage, il peut en toute sécurité se le rendre à lui-même. Les quatorze sections entre lesquelles il a réparti les Pensées et qu’il a disposées suivant un ordre à tout le moins très habile, paraissent bien correspondre aux principaux stades, aux divers momens successifs de la pensée apologétique et de l’argumentation de Pascal[1] ; et de l’un à l’autre, il existe une « continuité logique » indéniable. Et assurément M. Brunschvicg n’a pas, dans le détail, entièrement échappé à tout arbitraire, à toute incertitude. Il est telle pensée, ou tel groupe de pensées qui figurerait tout aussi bien dans telle section que dans telle autre. Mais cela était inévitable. Et d’ailleurs, l’auteur en convient lui-même de si bonne grâce, qu’il y aurait sans doute quelque injustice à insister là-dessus. On peut dire que, dans ce nouvel arrangement des Pensées, la part de l’arbitraire est, somme toute, réduite au minimum ; et, s’il y a un classement qui, jusqu’à nouvel ordre, annule tous les autres, c’est celui-là.

C’est M. Brunschvicg qui s’était chargé de procurer l’édition des Pensées dans la Collection des Grands Écrivains de la France. M. Brunschvicg est philosophe de profession. Il a publié des articles et des livres où il apparaît dans un courant d’idées si différent de celui où nous introduit Pascal[2], que l’on pouvait

  1. Ces quatorze sections sont les suivantes : I. Pensées sur l’esprit et sur le style ; — II. Misère de l’homme sans Dieu ; — III. De la nécessité du Pari ; — IV. Des moyens de croire ; — V. La Justice et la Raison des effets ; — VI. Les Philosophes ; — VII. La Morale et la Doctrine ; — VIII. Les Fondemens de la Religion chrétienne ; — IX. La Perpétuité ; — X. Les Figuratifs ; — XI. Les Prophéties ; — XII. Preuves de Jésus-Christ ; — XIII. Les Miracles ; — XIV. Fragmens polémiques.
  2. M. Brunschvicg est, entre autres ouvrages, l’auteur d’un petit livre intitulé Introduction à la vie de l’esprit (Paris, Alcan, 1900) où l’on trouve tout un chapitre consacré à la Vie religieuse, laquelle est définie par lui d’une façon bien singulière. S’il veut bien conserver encore parmi les vertus proprement religieuses la charité, il faut voir de quel ton tranchant de dédain tranquille il répudie et la mortification et l’humilité, — « l’humilité qui abaisse et qui tue. » Pour lui, « le premier fruit de la charité, c’est la tolérance. » Mais la tolérance rencontre en face d’elle les « religions particulières, » qui ne sont pas seulement « de purs systèmes d’idées, » mais des « groupes d’individus qui se sont réunis en vue de la domination sociale. » « Devant cette négation de l’esprit, déclare M. Brunschvicg, la tolérance, qui est l’affirmation de l’esprit, se transforme : elle devient l’intolérance de l’intolérance. » — C’est exactement le mot de Voltaire dans la Relation du bannissement des Jésuites de la Chine : « Je suis tolérant ; et je vous chasse tous parce que vous êtes intolérans. »