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Il était de tout temps avéré que les spéculateurs, quelque riches qu’ils soient, l’étant toujours moins que « tout le monde, » leurs opérations n’avaient jamais que des effets passagers. Cependant, comme les grandes affaires étaient lancées et soutenues par peu de personnes, la légende voulait qu’il existât, dans le ciel de la Bourse, des dieux mystérieux, « meneurs » du marché, disant un mot : « Que la baisse soit ! » et les cours s’effondraient, ou : « Que la hausse commence ! » et la cote allègrement s’enlevait. Supposez que ces dieux se querellassent, comme ceux d’Homère ; que l’un d’eux attaquât, invisible, une de ces valeurs dont il avait juré la perte, tandis qu’un autre personnage d’Empyrée, banquier surhumain autant que son collègue, protégeait ces mêmes titres et les poussait avec rage ; tel est le cadre qu’un de nos romanciers contemporains avait choisi pour y loger une peinture dramatique du monde de l’ « Argent. » Scrupuleux d’exactitude, il avait soumis son plan à un financier dont l’avis lui était précieux. L’entretien se prolongea de neuf heures du soir à une heure du matin. L’homme de chiffres démontra à l’homme d’imagination, clairement et avec preuves, que les choses ne se passaient pas dans la réalité selon qu’il allait les décrire dans son livre. Ce dernier partit, convaincu de son erreur, mais déterminé à ne rien changer à son scénario ; « car alors, dit-il en souriant, il n’y aurait plus de roman. »

Cette démocratie capitaliste n’est pas facile à manier. Même aux influences de la société de crédit, ce géant aux cinq cents bras, elle échappe : d’abord, parce qu’elle est trop vaste, puis parce que cette armée des placeurs d’épargne a des sympathies et des aversions irréductibles. Lorsqu’une affaire lui plaît et tant qu’elle y croit, bien fin serait celui qui l’en détournerait et l’en dégoûterait. Les sages y perdraient leur peine et les plus opulens, à lutter contre cette masse, y perdraient leur dernier sou. Un autre caractère de la Bourse moderne est le cosmopolitisme, la répercussion des marchés les uns sur les autres il y a des fonds internationaux comme il y a des trains internationaux. L’Angleterre possède un dixième des obligations françaises ; les emprunts autrichiens et Scandinaves sont en partie aux mains des Allemands et la France eut longtemps en pension-des liasses imposantes de rente italienne. Les pays jeunes sont débiteurs des vieux pays ; les pays riches sont créanciers des pays pauvres. Les nations actuelles sont unies par des intérêts