Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 28.djvu/682

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Dans cette paix infinie, cette immobilité de la mer et du ciel, la vitesse trépidante de la course, dont tout le vaisseau gémit jusqu’au fond de sa coque, m’émeut presque comme un prodige. Je me laisse gagner par son élan. Je goûte la même ivresse de l’espace que dans les plaines désertiques, où je viens dépasser !… Alors, assailli par le flot des souvenirs, je me retourne vers cette Afrique, que je ne puis plus voir à travers les brumes marines, mais que je devine et dont je sens toujours la présence. Il me semble qu’elle se dresse, là-bas, derrière les brouillards, au sommet d’un promontoire invisible, effigie colossale, telle que l’imaginèrent les sculpteurs antiques, matrone aux flancs robustes, auréolée du croissant, enveloppée de la dépouille d’un de ses éléphans, les pieds sur un navire chargé de froment, et tenant dans ses mains des gerbes d’épis mûrissans…

Pays du soleil et de la plus pure lumière ! Nourrice des blés et des raisins, terre des marbres et des essences précieuses, mère des statues et des temples, qui trônes dans la pompe de tes colonnes et de tes arcs de triomphe, de quels bienfaits ne te suis-je point redevable, depuis le jour où, comme une amante, tu me pris, jeune homme nubile, pour m’initier à tes rudes délices et pour me découvrir tes beautés inconnues, ou dédaignées du passant ! C’est toi qui façonnas mes sens encore débiles, qui les fis s’épanouir au feu de ton ciel, vibrer au choc tumultueux de tes couleurs et de tes formes. Tu me donnas l’être une seconde fois. Tu m’enseignas le culte salutaire de la force, de la santé, de l’énergie virile. Tu rattachas ma pensée égarée au solide appui de la tradition, en étalant sous mes yeux la majesté de tes ruines, en me jetant parmi des peuples venus de tous les bords de la Méditerranée maternelle, et dont la conscience est sœur de la mienne !… Ah ! puissent-ils, en se retrouvant sur ton sol, reprendre avec ferveur le sentiment invincible de la fraternité qui les unissait jadis ! Puisse cette mer, où je suis, redevenir, comme au temps de Rome la Grande, à la fois le symbole et le chemin de l’Alliance entre les nations latines !… Mare nostrum ! Qu’elle soit notre mer à tout jamais ! Défendons-la contre les Barbares, pour refaire l’unité de l’Empire !…


LOUIS BERTRAND.