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heures auprès d’elle, lui conter ses projets, demander ses avis, écouter ses critiques, avec cet « abandon » et cette simplicité qu’il lui témoignait autrefois, lorsqu’il lui soumettait, dit-elle, ses tentatives de « vers métriques. » Malesherbes en use de même et lui consacre de bonne grâce une part de ses loisirs. Elle assure néanmoins, et il est permis de l’en croire, que des procédés si flatteurs ne lui l’ont point tourner le tête. « Ce n’est pas par reconnaissance que je tiens à M. Turgot. Il oublierait que j’existe, que je me souviendrais de même de tout ce qu’il vaut. « — « Si je voulais, écrira-t-elle ailleurs, je vous en dirais bien long aussi sur M. de Malesherbes, mais cela serait de trop bon air ; et d’ailleurs il est difficile de crever de vanité quand on meurt de tristesse. »

Sa foi est, en tous cas, fragile, et ses illusions ne durent guère. Dès les premières difficultés où se heurte le ministère, elle retourne à ses craintes, à ses défiances d’antan, et reprend son rôle de Cassandre. Lors des troubles causés par la Guerre des farines : « Notre ami, écrit-elle[1], est resté calme pendant l’orage ; son courage et sa bonne tête ne l’ont point abandonné ; il a passé les jours et les nuits à travailler. Pour moi, qui n’ai ni son courage, ni ses vertus, je me sens pénétrée de tristesse et de terreur. Je crois tout ce que je crains, et je ne pense qu’avec effroi à l’avenir... N’est-il pas désolant de voir qu’avec un roi qui veut le bien et un ministre qui en a la passion, ce soit le mal qui se fasse ? Oui, l’ambassadeur [Caraccioli] a raison, nous sommes en général de grandes canailles ! »

De tout ce qui précède, on peut déduire, d’une manière générale, l’état d’esprit de Mlle de Lespinasse en matière politique : utopiste dans ses doctrines, sceptique quant aux résultats. Pour qui aurait la curiosité de chercher ce qu’eussent été ses sentimens si elle eût vécu jusqu’au temps de la Révolution française, il paraît vraisemblable qu’elle en aurait accueilli les débuts avec l’enthousiasme fougueux, la fièvre généreuse, les transports d’une Mme Roland, mais qu’elle aurait été aussi l’une des premières désabusées. Sa déception, son amertume, eussent été d’autant plus profondes que plus ardente eût été son ivresse, obéissant en cela comme en tout aux suggestions d’une âme désordonnée, qu’elle-même compare à un « thermomètre affolé »

  1. Lettre de mai 1773, à Condorcet. Correspondance publiée par M. Ch. Henry.