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pas toujours au niveau de ses devoirs. Nous souhaitons qu’il n’ait pas à s’en repentir : l’expiation ne serait pas seulement pour lui. On a dit à tort ou à raison de M. Delcassé que, poursuivant une politique qui conduisait à la guerre, il ne s’était pas assez préoccupé de savoir dans quel état ses collègues avaient mis nos instrumens de combat, l’armée et la marine. Nul ne fera à M. Rouvier le reproche de suivre une politique qui mène à la guerre ; mais aucune ne peut aujourd’hui nous garantir le maintien de la paix. Nous devons être prêts à toutes les éventualités. M. Rouvier s’en rend-il assez compte ?

Oui, hélas ! aucune politique ne peut nous assurer le maintien durable de la paix : il faut être aveugle pour ne pas le voir. Les derniers événemens sont à ce point significatifs en eux-mêmes que beaucoup de gens en ont été frappés d’une lumière subite. Des hommes qui depuis plusieurs années avaient vécu dans l’illusion que la guerre était un fait ancien, appartenant à une ère sociale désormais close et périmée, ont été réveillés en sursaut de leur erreur. Il en est qui paraissent résolus à ne plus se rendormir. D’autres, au contraire, après avoir manifesté un peu d’étonnement et même de trouble, tendent à retomber dans leur tranquillité première : ils s’en sont trop bien trouvés jusqu’ici pour y renoncer aisément. M. Jaurès est de ces derniers. Il n’a jamais été gêné dans ses rêveries internationales par les préoccupations du patriotisme. S’il l’a jamais eu, ce sens s’est depuis longtemps oblitéré chez lui. M. Jaurès ne sait pas encore ce que c’est que la patrie : il y a là une idée qui, à ses yeux, évolue, et même assez rapidement pour qu’il soit difficile d’en préciser l’état actuel. Il a déjà essayé plusieurs définitions de la patrie dont aucune ne le satisfait pleinement, et ne nous satisfait davantage. Au fond, il s’en tient au vieil axiome : ubi bene ibi patria, la patrie est où on se trouve bien, et comme il ne se trouve bien que dans le domaine des conceptions confuses avec lesquelles il bâtit son socialisme non moins confus, la patrie pour lui n’est pas autre chose que le socialisme. Où il voit du socialisme, il voit de la patrie.

M. Clemenceau, qui le prend à partie là-dessus, et qui le secoue fortement, éloquemment, spirituellement, dénonce en lui l’inventeur de la « patrie intermittente. » La France est ma patrie si je m’y trouve bien, si j’y fais bien mes affaires, si son organisation politique et sociale m’assure le plein exercice de mes facultés, le plein rendement de mes intérêts : elle peut donc l’être un jour et cesser de l’être le lendemain. M. Clemenceau accuse M. Jaurès de procéder intellectuellement à la manière des catholiques qui, ayant eux aussi une con-