inédits, des lettres de Julie à M. de Guibert[1]. S’adressant cœur à cœur, et dans une intime confidence, à l’homme auquel elle s’est volontairement et librement donnée, elle le prend à témoin qu’il a été sa première faute, que lui seul a pu triompher de ses scrupules, de sa longue honnêteté, et lui reproche, d’ailleurs injustement, les remords de conscience, le mépris de soi-même, dont elle est, dit-elle, accablée : « Le crime d’un moment écrase toute ma vie. Il me semble qu’inutilement j’ai été honnête jusqu’à ce que je vous aie connu. Qu’importe en effet ce que j’ai été ? Je sais que j’ai manqué à la vertu, que j’ai manqué à moi-même, et j’ai perdu ma propre estime. Jugez si j’ai le droit de prétendre à la vôtre ! Et si vous ne m’estimez pas, y a-t-il moyen de m’aveugler, de croire que vous puissiez m’aimer ? » Ailleurs encore : « Je ne suis devenue méprisable que parce que je vous ai aimé ; vous n’avez douté de mon cœur que parce que je vous l’ai donné ; et vous n’avez cessé de m’estimer que parce que je vous ai fait le sacrifice de mon honnêteté. Tout cela doit être la suite et le prix de l’abandon de la vertu… » Se trompe-t-on à de tels accens ? Est-il permis de soupçonner d’un bas et inutile mensonge celle qui toujours, dans ses rapports avec le dominateur de son âme, pousse la sincérité jusqu’à la maladresse, jusqu’à risquer, par sa franchise, de s’aliéner un cœur qui lui est plus cher que la vie ?
En présentant ce plaidoyer, je n’ai pas, comme on pourrait croire, cédé à la tentation un peu vaine de contredire une opinion reçue et de laver d’une tache la mémoire de mon héroïne. Mais cette thèse, en réalité, me semble propre à éclaircir des points restés obscurs dans l’histoire ultérieure de Mlle de Lespinasse, et j’y vois notamment une explication naturelle, — je ne dis pas l’excuse, — de ce qu’elle-même un jour nommera « sa trahison. » La suite de ce récit en fournira la preuve. Quant aux gens qu’étonneraient, de la part d’une femme si ardente et si peu chargée de principes, une si vaillante défense, un triomphe si complet de la vertu sur la passion, la réponse est aisée. Il n’est pas besoin d’alléguer ce vague instinct de propreté morale et cette répugnance aux souillures qui sont, pour bien des femmes, un frein plus fort que les scrupules de la conscience et les préceptes de la religion. Sans vouloir diminuer le mérite de sa
- ↑ Archives du comte de Villeneuve-Guibert.