Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 29.djvu/133

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’existence sont, pour reprendre une bien vieille comparaison, comme ceux qui se présentent en un théâtre où toutes les places sont occupées. Qu’on les fasse donc propriétaires là où tant de terre est encore à la disposition du gouvernement ; de cette manière on dégage la vieille France et on peuple la nouvelle, on les enrichit toutes les deux !

De combien de déceptions cette utopie a été suivie, les hommes d’étude le savent. Ils savent que la plupart des concessionnaires gratuits sont des déclassés à qui la politique a rendu quelque espérance en les transformant en quémandeurs privilégiés. Ils acceptent leur terre, en prennent possession, avec un droit de passage également gratuit ; puis, malgré toutes les précautions écrites des règlemens fabriqués dans les bureaux parisiens, ils trouvent vite le moyen de vendre leur propriété à quelque prix que ce soit. Leurs acquéreurs et eux sont donc promptement séparés autant et même plus que dans la métropole. Ici aussi les faveurs du pouvoir finissent par profiter à des hommes auxquels on ne pensait pas et qui ne demandaient rien. Mis tout à coup, grâce à leurs propres économies, en possession d’un domaine acheté à très bon compte, ils s’élèvent à l’état de propriétaires favorisés. Mais autant ils montent, autant descendent, par une chute nouvelle, ceux auxquels ils se substituent. Malgré toutes les expériences faites, l’idée que le gouvernement devrait pratiquer plus largement ce genre d’assistance est très tenace chez un grand nombre de bonnes âmes ; mais l’idée qu’on ferait bien, le cas échéant, d’en profiter selon la méthode décrite, n’est pas moins tenace chez les autres. Il y a à peu près un an, l’on m’amenait, dans une ville de Champagne, deux orphelins qu’on me demandait de faire admettre en un orphelinat de Tunisie. De ces deux enfans l’un, qui avait onze ans, déclarait ne vouloir absolument pas se laisser envoyer si loin. L’autre, qui avait neuf ans, m’écoutait, d’un air en apparence très distrait, pendant que j’expliquais à sa parente les avantages faits à nos pupilles, les métayages qu’on leur confiait… Il murmurait nonchalamment que tout de même il consentirait, quant à lui, à aller là-bas ; puis, confondant un métayage avec une propriété dont on peut disposer comme on l’entend, il interrompit la conversation par cette parole étonnante : « Alors, quand on est grand, on peut revendre tout ça pour avoir de l’argent ? » Je congédiai (on ne s’en étonnera pas) le candidat si au courant